Quel point commun peuvent bien partager l’éditeur au Buffalo Courier George Bleistein (1861-1918), le jockey britannique émigré aux Etats-Unis William Lakeland (1853-1914), l’actrice et chanteuse Fanny Rice (1859-1936) ou encore le mythique joueur de baseball Johannes Peter « Honus » Wagner (1874-1955) ?
Ils ont sans doute toutes et tous au moins une fois dans leur vie fumé une cigarette. Soit, nous direz-vous. Mais plus incroyable encore, leur image – et celle de bien d’autres personnalités – a permis aux producteurs de tabac d’augmenter leurs ventes de manière spectaculaire à partir du dernier tiers du XIXe siècle. Votre sourcil se soulève et vous vous demandez où nous voulons en venir ? Le texte qui suit va très vite dissiper l’épaisse fumée de votre interrogation.
Le 21 mai 2003, alors que le second millénaire n’en est encore qu’à ses premiers pas et que le vapotage n’est même pas encore un mot, les États membres de l’Organisation mondiale de la santé adoptent une convention-cadre pour la lutte antitabac (ou Framework Convention on Tobacco Control). Parmi les mesures proposées, outre la hausse du prix du tabac, l’interdiction de la publicité ou de fumer dans les lieux publics, l’imposition d’images répulsives sur les paquets de cigarette et de tabac fait grand bruit. Penser ensemble images et cigarettes nous ramène aujourd’hui invariablement à ces clichés tous plus repoussants les uns que les autres dont l’objectif affiché est de détourner le fumeur de la cigarette.
Cette « dramatisation visuelle » (pour reprendre l’expression d’André Gunthert) associée à la cigarette est assez récente. Les publicitaires ont en effet longtemps travaillé main dans la main avec l’industrie du tabac et les images, fixes ou animées, sorties de l’esprit des mad men des agences new-yorkaises ou californiennes n’ont cessé de valoriser la cigarette, en en faisant la meilleure amie des hommes, « pour paraître plus viriles » (fig. 1), mais aussi des femmes, « pour paraître plus féminines » (les créatifs ne sont pas à une contradiction près n’est-ce pas ?).
Présente dans les arts figuratifs depuis la première modernité [1], la culture visuelle du tabac s’est transformée au contact des services marketing de l’industrie. Depuis la fin du XIXe siècle et la massification de sa consommation elle se diffuse ainsi à travers des affiches, dans les pages des magazines, par les images décorant les paquets (qui n’a pas à l’esprit le chameau ou le cowboy de certaines marques bien connues) mais aussi, phénomène moins connu, par des cartes à collectionner.
Psychologie et histoire de la carte à collectionner
Du dernier quart du XIXe siècle à son apogée dans l’entre-deux-guerres, l’industrie du tabac s’est appuyée sur une stratégie qui paraît aujourd’hui très simple mais qui présentait alors un caractère révolutionnaire et qui tient en deux concepts : ludification et collectionnisme. En marketing, la ludification (gamification dans la langue de Phillip Morris) désigne la reprise des mécaniques et signaux propres aux jeux dans le but de rendre une action – en l’occurrence un achat – plus ludique et d’augmenter l’engagement et la fidélité de l’individu qui y participe. Associé au processus de collection, qui s’inscrit également dans un phénomène de répétition et accroît l’envie de compléter toute une série proposée, on comprend rapidement la puissance de cette stratégie.
La collection de cartes a été introduite dans les pays anglo-saxons et notamment aux États-Unis par les fabricants de tabac dès les années 1870. L’entreprise Allen & Ginter fut la première à publier plusieurs séries de cartes représentant des animaux sauvages, les drapeaux des pays du monde, les emblèmes des États américains, les grands monuments de l’humanité, les chefs indiens.. (vous avez compris l’idée). Collectionner ces cartes permettait à chacun d’édifier son propre cabinet de curiosité. Malgré la très grande diversité de sujets, ce sont néanmoins les séries de cartes figurant des sportifs, jockeys, boxeurs mais surtout joueurs de baseball qui eurent le plus de succès, bien qu’il y ait quelque chose de contre-intuitif pour nous au XXIe siècle, de voir associés le corps sain des sportifs au tabac et à la cigarette.
À la fin des années 1880, la société Goodwin and Company, basée à New York, a suivi le mouvement avec ses propres collections commerciales dédiées au baseball, introduites dans les paquets de cigarettes de marque « Old Judge » et « Gypsy Queen ». Ces cartes, de petit format (6 x 4 cm environ) sont d’abord de petites photographies sur papier albuminé, ce qui explique leur teinte sépia aujourd’hui (fig. 2). Mais rapidement, à la recherche d’une plus grande attractivité et une plus facile reproductibilité, les images imprimées sur les cartes rigides ont été produites en couleur par la technique de la lithographie, plaçant les modèles devant d’imaginaires ciels bleus ou des arrière-plans colorés.
Les cartes de baseball ont en effet servi de support à la créativité, associant les mondes du sport et de l’art. Les portraits photographiques, austères, raides, distants, se sont rapidement transformés – à partir de la célèbre série que les collectionneurs connaissent sous le nom de “T205” – en images artistiques capturant l’essence de ce jeu si complexe pour nos esprits européens. L’élan donné par le lanceur à sa balle (fig. 4) ou par le frappeur à sa batte, l’extension du receveur, main gantée, parvenant à saisir la balle et éviter le home-run, le saut, tête en avant, du coureur pour voler une base adverse sont autant de gestes que les photographes ont longtemps souhaité reproduire en studio (à l’aide par exemple de balles tenues par des fils de nylon) (fig. 2) et que les dessinateurs, anonymes, ont réussi à saisir et à retranscrire avec de plus en plus de précision et de vivacité, y insufflant une véritable touche artistique, donnant même envie à certaines personnes de les accrocher à leur mur comme n’importe quelle œuvre d’art. Elles font d’ailleurs partie aujourd’hui des collections des plus grands musées et fonds d’archives américains, du Metropolitan Museum de New York à la Library of Congress de Washington D.C.
Le baseball aux États-Unis, une constellation de ligues
Ce qui explique sûrement le succès pérenne des séries de cartes à collectionner représentant des joueurs de baseball plus que les autres sports, c’est la démultiplication des ligues et des équipes sur le territoire au cours du XXe siècle et donc de tout autant de cartes de joueurs à amasser pour compléter les séries. Les premières équipes professionnelles se montent déjà dans la seconde moitié du XIXe siècle et se réunissent dès 1851 sous le nom de National Association of Base Ball Players. En 1876, une première ligue, la National League émerge en rassemblant des équipes de la côte Est et du Midwest, mais se retrouve dans les décennies suivantes en concurrence avec l’American League, qui comprend elle aussi des équipes des grandes métropoles comme Chicago, Boston ou encore Philadelphie, ainsi que d’autres villes des grandes plaines. En 1902, au terme de batailles juridiques entre l’une et l’autre des deux ligues, il est décidé de créer la série mondiale (world series), match qui oppose l’équipe gagnante de chaque ligue.
Ainsi, au fil des changements de localisation, de nom d’équipe, des transferts de joueurs, chaque saison, les séries de cartes à collectionner sont renouvelées pour coller au mieux à l’actualité des joueurs de baseball. Cependant, l’étude de ces images qui circulaient de manière exponentielle dans les mains des fumeurs de tous les pays révèle en creux des fractures dans la hiérarchie des sports et de la représentativité des différents groupes sociaux qui, pour le baseball, prend souvent le nom de “baseball color line”. Car si au tournant du siècle les deux major leagues sont installées et que leurs joueurs sont connus de tous, les joueurs afro-américains en sont exclus. Si aucun règlement n’interdit formellement l’intégration des joueurs afro-américains dans les équipes majeures, ces derniers subissent la même ségrégation que celle qui s’applique dans l’ensemble de la société états-unienne. Ce n’est que dans les années 1950, avec l’arrivée dans l’équipe des Dodgers (à l’époque basés à Brooklyn) de plusieurs joueurs noirs dont Jackie Robinson, qui reste encore à ce jour l’un des meilleurs joueurs de baseball toutes ligues confondues, que cette mentalité commence à changer. Ainsi, tandis que les séries de cartes de cigarettes qui montrent des boxeurs en plein combat présentent à tour de rôle des sportifs blancs comme afro-américains, ces derniers sont ainsi totalement absents des cartes à collectionner tournant autour du baseball, tout du moins quand celles-ci faisaient partie des paquets de cigarette, même si leur image circule par d’autres canaux de communication comme les albums illustrés publiés par des éditeurs eux aussi afro-américains (fig. 6).
De la cigarette au chewing-gum en passant par les céréales : un passe-temps de (grands) enfants
Cependant, en même temps que le sport change au sein de la société américaine, la place des cartes à collectionner connaît elle aussi ses évolutions. Si ce système de collection s’adresse principalement à un public plus jeune, avide d’images et féru de sport, les politiques publiques, elles, entendent plutôt les protéger d’une consommation qui est jugée de plus en plus toxique, malgré tous les efforts des industriels du tabac pour allier l’image de la cigarette à celles des corps sains des sportifs. Au cours du XXe siècle, des lois sont votées afin de limiter, selon les états, l’achat et la consommation de cigarettes aux moins de 21, 18, ou parfois 16 ans. D’ailleurs, certains sportifs aussi s’engagent, à leur manière, pour faire changer les mentalités. C’est le cas d’Honus Wagner, joueur des Pirates de Pittsburgh et dont le portrait orne la carte la plus rare et la plus chère de l’histoire, dont un exemplaire fut vendu en 2016 pour 7,25 millions de dollars en 2022 (fig. 3). Dans cette série de 527 cartes éditée entre 1909 et 1911 par l’American Tobacco Company, celle d’Honus Wagner n’avait été imprimée qu’à 200 exemplaires. Ce dernier, soucieux de son image, avait en effet demandé publiquement d’être retiré des éditions successives notamment car il ne souhaitait pas que son image soit utilisée afin de vendre des cigarettes aux enfants, même si des enjeux économiques sont aussi sûrement à envisager.
Mais la disparition progressive des cartes de cigarette n’a jamais entamé le goût pour la collection de cartes de baseball. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’entreprise Topps, qui se met à produire des chewing-gums emballés individuellement, décide d’y adjoindre des cartes représentant les joueurs de la Major League, qui rencontrent immédiatement un grand succès, à tel point qu’aujourd’hui Topps produit uniquement des cartes à collectionner de sports. Dans les mêmes années, un autre vecteur de diffusion de ces images sont les paquets de céréales Post, qui contenaient dès les années 60 un ou deux paquets de cartes, ces “blisters” qui empêchent de savoir ce qu’ils contiennent avant de les ouvrir et qui se vendent parfois à prix d’or. Sur les boîtes multicolores des céréales Post (fig. 7), puis Kellog’s ou encore General Mills, une autre iconographie se développe en lien avec le sport, dans une pratique similaire aux publicités de cigarettes des années 50 : les mascottes des céréales, animaux, personnages de dessins animés, ou même stars du sport vont s’affubler de ces nouveaux regalia de la société américaine, la balle et la batte. Les grands industriels du petit déjeuner rivalisent alors d’inventivité pour corréler la consommation de leurs produits ultra-transformés et les performances sportives des joueurs qui ornent les cartes qu’ils contiennent.
Les cartes de baseball ont rendu ce sport accessible quasi immédiatement après sa naissance. Elles ont établi un lien vital entre les nouveaux spectateurs et ce sport alors en compétition avec les courses de chevaux ou la boxe pour en faire le véritable “American favorite pastime”. Au cours du XXe siècle, les cartes à collectionner de sports et plus particulièrement de baseball, sont devenues une obsession américaine. Mais au-delà d’un simple objet de collection, au-delà de leur valeur ou de leur rareté, ces cartes permettent aujourd’hui aux historiens et aux historiens de l’art de se faire les archéologues d’un sport et de sa culture visuelle.
[1] Voir l’exposition Chic emprise. Culture, usages et sociabilités du tabac du XVIe au XVIIIe siècle, Musée du Nouveau Monde, La Rochelle (du 22 juin au 23 septembre 2019).
Un texte de Lucie Grandjean, chargée de mission développement culturel et de Fabien Lacouture, chargé de programmation du festival de l’histoire de l’art.