Drame à bout portant. Manet et l’exécution de l’empereur Maximilien du Mexique

S’il est une catégorie d’œuvres en mesure de condenser, par leur fond et leur forme, l’entière histoire de l’art, L’Exécution de Maximilien pourrait sans conteste y être intégrée. Chaque maillon de la chaîne d’existence de ce motif traité avec insistance par Édouard Manet (1832-1883) à la fin des années 1860 ouvre un continent d’analyses, des étapes successives de sa conception jusqu’à sa réception, en passant par les tumultes soulevés par sa diffusion et ses réappropriations. Généreusement abordée par l’historiographie, L’Exécution vaut en outre comme jalon important dans le développement de la peinture d’histoire en Occident, dont elle signerait tout à la fois le coup d’arrêt (la mise à mort ?) et la résurrection moderne. L’extraordinaire tension de cette image tient à son ambiguïté fondamentale, qui doit à la dimension tragique du sujet représenté d’une part, et à son traitement presque désincarné de l’autre. Dans un texte célèbre consacré au peintre au milieu des années 1950, Georges Bataille évoquait une œuvre volontairement mutique, comme dévitalisée, retranchant au domaine de la peinture toute propension à l’éloquence. L’Exécution – et c’est là le tour de force de ce subversif cri du silence – n’en demeure pas moins substantiellement politique.

L’histoire derrière le motif et ses déclinaisons successives est du reste bien connue. Après avoir favorisé son accession au trône en 1864 pour soutenir sa politique expansionniste au Mexique, Napoléon III retira son appui militaire à Maximilien de Habsbourg-Lorraine. Cet abandon par le Second Empire conduisit à sa capture, puis son exécution le 19 juin 1867 au Cerro de las Campanas, à Santiago de Querétaro, par les forces libérales mexicaines dissidentes. L’œuvre représente l’instant exact du coup fatal, asséné par l’escouade à bout portant, au signe d’un sabre dressé. Révolté par la nouvelle parvenue à Paris, qui vivait alors au rythme effréné de l’Exposition universelle, Manet travailla immédiatement à une composition représentant l’empereur fantoche laissé pour compte par Napoléon III, fusillé aux côtés de ses deux fidèles généraux mexicains Miguel Miramón et Tomás Mejía. Compilant les illustrations et les faits propagés par la presse au fil de leur arrivée, il réalisa à distance, depuis son atelier parisien, plusieurs esquisses successives figurant sa propre vision de l’événement. L’ultime version peinte (fig. 1), considérée comme la plus aboutie, est aujourd’hui conservée à la Kunsthalle de Mannheim qu’elle intégra dès le début du XXe siècle grâce aux efforts combinés de quelques critiques, conservateurs et mécènes progressistes allemands. Cette acquisition spectaculaire déclencha rapidement l’ire de la bourgeoisie conservatrice d’outre-Rhin, qui n’y retrouvait pas les codes traditionnels généralement associés au genre de la peinture d’histoire.

Fig. 1. Édouard Manet, L’Exécution de Maximilien, huile sur toile, 252 × 305 cm, 1868, Mannheim, Kunsthalle, inv. 281.

Car le premier foyer de réflexion qu’ouvrent ces tableaux, tout comme la saisissante lithographie réalisée en chemin par Manet, est bien celui de la mise en image d’un événement contemporain à partir de récits de seconde main. Comme l’ont démontré bien des études, Manet choisit de stratifier les temporalités historiques et artistiques en empruntant à parts égales à son imagination, à l’imagerie de presse et à la peinture ancienne – et plus particulièrement à Francisco de Goya, dont il avait vu les œuvres en Espagne et possédait des estampes. Tout en illustrant une actualité, le motif du peloton d’exécution portait ainsi avec lui d’autres faits de guerre passés, relatifs notamment aux répressions napoléoniennes de la campagne espagnole des années 1800 (fig. 2). En bout de chaîne, L’Exécution allait plus tard servir de base littérale à Manet pour d’autres compositions documentant les exactions de la Commune de Paris. Jeux de citations, variations et transferts de médium, télescopage des temporalités… : l’ensemble du processus créatif entourant L’Exécution confère au motif une valeur universelle. Tout en dénonçant en son temps la politique étrangère désastreuse du Second Empire, l’œuvre charrie avec elle un commentaire muet sur la violence et la lâcheté, en accord avec les idéaux fondamentalement républicains et antinapoléoniens de Manet.

Fig.2. Francisco de Goya, Le trois mai 1808 à Madrid [El tres de mayo de 1808 en Madrid], huile sur toile, 268 × 3471 cm, 1814, Madrid, musée du Prado, P000749.

La version lithographiée, d’une extraordinaire puissance graphique, est l’un des fleurons des collections d’estampes de la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, héritées des acquisitions réalisées par Jacques Doucet au début du XXe siècle (fig. 3). Il s’agit d’un des rares tirages d’essai de la feuille, réalisé avant la lettre, dont il n’existe qu’un nombre très restreint d’exemplaires. Elle est à rapprocher de certaines versions du tableau, notamment celles de la National Gallery de Londres ou de la Ny Carlsberg Glyptotek de Copenhague. On y retrouve tous les éléments clé qui donnent à la composition son caractère singulier. Spectatrices et spectateurs se trouvent plongés dans la noirceur de la page et du sujet, dans l’espace compressé d’une cour délimitée par deux murs formant un angle au centre de la composition, et sur le haut duquel une foule se trouve juchée. Au-delà de la référence à la célèbre scène du Tres de mayo, ces personnages observants rappellent certaines œuvres tauromachiques de Goya, dans lesquelles l’état de sidération est délégué aux figures situées au sein de l’image même. L’astuce formelle augmente la sensation étrange de détachement face au déroulement du drame, que l’indifférence du soldat concentré sur le mécanisme de son fusil et la digne impassibilité de Maximilien accentuent davantage encore. Seule l’expression de Tomás Mejía, dont le corps crispé et le visage hurlant surgissent des poudres fumantes, indique la souffrance. Les effets de grattage et de hachures, l’alternance de traits gras et de noirs intenses confèrent au dessin une force unique dans la production lithographiée de Manet.

Le tableau fut refusé au Salon, et l’estampe, que Manet adapta intentionnellement à l’envers sur la pierre afin que le motif accompagne le sens de la peinture, fut pour sa part soumise à la censure d’État. Il reçut en janvier 1869 une lettre émanant du ministère de l’Intérieur destinée à empêcher le tirage de l’œuvre, qui fut bel et bien imprimée par Lemercier à quelques exemplaires mais refusée par le dépôt légal. L’artiste s’agaça de son imprimeur dont il récusa la demande d’effacer la pierre, et écrivit à Émile Zola, son fidèle avocat, afin d’obtenir son soutien public : « Il me semble que l’administration veut me faire tirer parti de ma lithographie dont j’étais fort embarrassé. Je croyais qu’on pouvait empêcher la publication mais non l’impression. C’est du reste une bonne note pour l’œuvre car il n’y a en dessous aucune légende. […] Je crois que dire un mot de ce petit acte d’arbitraire ridicule ne serait pas mal. Qu’en pensez-vous ? » Dans La Tribune du 4 février 1869, Zola s’exécuta. Il saisit l’artillerie de l’ironie et publia un encart farouchement critique envers les censeurs de son protégé : « Il faudrait […] que l’artiste fît comprendre que jamais le Mexique n’a été ensanglanté, et qu’il vit et vivra longtemps sous le règne béni du protégé de Napoléon III. La vérité historique, ainsi entendue, ferait verser à la censure des larmes de joie. » Comme d’autres, Zola remarquait en outre que les costumes des soldats représentés par Manet, qui rappelaient ceux des troupes françaises, faisaient de l’œuvre une image condamnatoire de l’Empire, rendu frontalement responsable de cet acte meurtrier.

Fig. 3. Édouard Manet, L’Exécution de Maximilien, lithographie sur chine appliqué, 1er état, tirage avant la lettre, 33,4 × 43,4 cm (sujet), 50 × 65 cm (feuille), 1868, Paris, bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l'art, EM MANET 1 (acquisition par Jacques Doucet à Alfred Strölin du 5 octobre 1906).

La lithographie fut finalement tirée à cinquante exemplaires par Lemercier qui récupéra la pierre, mais en 1884 seulement, un an après la mort de Manet. La dernière version du tableau ne fut quant à elle exposée qu’une seule fois du vivant de l’artiste à la fin des années 1870, à l’occasion d’une étonnante tournée états-unienne qui ne rencontra pas le succès escompté. Le resurgissement et les circulations des différentes versions peintes de L’Exécution au début du XXe siècle permit de remettre en lumière la persévérance de Manet à produire l’une de ses rares peintures d’histoire. Sa rhétorique silencieuse, sa manière unique de conter sans raconter, et sa dénonciation clinique de la brutalité n’a cessé d’inspirer depuis.

 

Un texte de Victor Claass, coordinateur scientifique à l’Institut national d’histoire de l’art.


Retrouvez la conférence de Victor Claass (INHA) et Omar Olivares Sandoval (UNAM), « L’histoire à distance. Manet et l’exécution de l’empereur Maximilien du Mexique », le samedi 1er juin de 10h30 à 11h30 au festival de l’histoire de l’art de Fontainebleau.