Jeanne Dielman, les coulisses d’un chef-d’œuvre

Avec la Belgique à l’honneur pour sa 12e édition, le festival sera notamment l’occasion de revenir sur l’œuvre captivante de Chantal Akerman, figure incontournable de la modernité cinématographique post-Nouvelle Vague, mais surtout l’une des artistes majeures de ces dernières décennies.

Disparue il y a déjà 7 ans, Chantal Akerman reste aujourd’hui trop méconnue du grand public, et particulièrement en Belgique. Pourtant ses films sont depuis longtemps diffusés par les plus grands festivals internationaux, admirés par plusieurs générations de critiques et de cinéphiles, revendiqués enfin comme une influence majeure par plusieurs cinéastes internationaux (de Gus Van Sant à Todd Haynes en passant par Apichatpong Weerasethakul et Kelly Reichardt). Courts et longs métrages, fictions, adaptations littéraires, comédies musicales, formes intimes, burlesques ou tragiques, autoportraits et documentaires nomades, propositions plus expérimentales, sa filmographie est absolument passionnante pour qui accepte d’entrer dans sa danse, ses histoires et ses souvenirs, ses inquiétudes et ses joies. À partir de 1995, certains de ses films sont également présentés dans les galeries et les musées sous la forme d’installations, avec la complicité de la monteuse Claire Atherton, qui continue aujourd’hui à les concevoir et à les mettre en espace lors d’expositions proposées dans le monde entier.

Depuis son décès, la Fondation Chantal Akerman – qu’elle avait elle-même souhaitée – travaille à la restauration et à la diffusion de l’œuvre qui fait chaque l’année l’objet d’importantes rétrospectives dans de nombreux pays. À Bruxelles, une rétrospective et une grande exposition sont annoncées pour 2024[1]. Grâce à la Fondation Chantal Akerman, la Cinématheque royale de Belgique (Cinematek) et Capricci Films, nous espérons pouvoir montrer à Fontainebleau en juin prochain plusieurs de ses films[2].

Parmi eux, Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Une œuvre magistrale qui ne s’est pas contentée à l’époque de bousculer le cinéma belge. Un film monumental et puissant qui, depuis sa présentation à la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes en 1975, n’a plus jamais cessé de faire le tour du monde. Un véritable phare aujourd’hui, sacré meilleur film de tous les temps dans le classement décennal de la revue Sight and Sound du British Film Institute il y a quelques jours[3].

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles © Fondation Chantal Akerman / Capricci Films

 Dans ce milieu des années 70, Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles révèle véritablement Chantal Akerman, toute jeune cinéaste de 25 ans. Entre Bruxelles et New York, elle a alors déjà réalisé plusieurs films : Saute ma ville (1968, 13 mn), L’Enfant aimé ou je joue à être une femme mariée (1971, 35 mn[4]), Hotel Monterey (1972, 63 mn), La Chambre (1972, 11 mn), Le 15/8 (1973, 42 mn), Hanging Out Yonkers (1973, 40 mn) et Je tu il elle (1974, 90 mn). Chacun de ces films – ou quasi – prépare à sa manière cette œuvre absolument unique qu’est Jeanne Dielman.

Nourrie de l’avant-garde américaine et faisant le pari d’une durée hors normes pour un premier long métrage distribué en salle (3h21), Chantal Akerman approche plus radicalement encore cette fois-ci l’enregistrement du temps qui passe. Son film décrit trois jours du quotidien ritualisé d’une femme au foyer (interprétée par Delphine Seyrig), veuve et mère d’un adolescent. Au cœur de la mise en scène et du récit, les gestes répétitifs, les tâches et les déplacements les plus banals du personnage principal semblent filmés en temps réel : Jeanne s’affaire à la préparation des repas, fait son lit ou la vaisselle, reçoit des hommes dans sa chambre pour arrondir les fins de mois difficiles, prend le temps de sa toilette intime après la passe, avant de s’attaquer au nettoyage énergique de la baignoire.

Pour éclairer la démarche formellement féministe de Chantal Akerman, nous avons échangé avec Hélène Fleckinger, maîtresse de conférences au département d’études cinématographiques et audiovisuelles de l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, actuellement en délégation auprès du CNRS au Laboratoire d’Études de Genre et de Sexualité. Ses recherches en histoire du cinéma et des médias sont au croisement d’enjeux sociaux, politiques, techniques, artistiques et culturels. Spécialiste des pratiques militantes du cinéma, des usages de la vidéo légère et des questions de genre, Hélène Fleckinger interroge le cinéma au prisme du genre et du féminisme. C’est à partir de sources rarement convoquées qu’elle aborde les coulisses de ce chef d’œuvre qu’est Jeanne Dielman. À notre invitation, Hélène Fleckinger prolongera son propos en proposant une conférence durant le festival en juin prochain.

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles © Fondation Chantal Akerman / Capricci Films

Entretien avec Hélène Fleckinger, maîtresse de conférences au département d’études cinématographiques et audiovisuelles de l’Université Paris 8 Vincennes Saint-Denis, par Damien Truchot, coordinateur et programmateur de la section cinéma du festival de l’histoire de l’art.

Damien Truchot : Pour interpréter son personnage principal, Jeanne Dielman, Chantal Akerman a choisi Delphine Seyrig…

Hélène Fleckinger : Chantal Akerman a écrit Jeanne Dielman pour cette immense actrice qu’est Delphine Seyrig. Elle a d’emblée pensé à elle, car c’est une actrice qui ne pouvait pas être identifiée directement au personnage de la femme au foyer. Elle l’a employée à contre-emploi, bien loin de son image sophistiquée héritée de L’Année dernière à Marienbad d’Alain Resnais (1961). Mais elle s’est aussi appuyée sur sa personnalité : Delphine Seyrig était en effet déjà identifiée comme une personnalité forte et combative, connue pour son engagement auprès du Mouvement de libération des femmes (MLF) et la réalisation de plusieurs films et vidéos féministes.

DT : Comment a eu lieu leur rencontre ?

Hélène Fleckinger : Chantal Akerman et Delphine Seyrig se sont rencontrées au Festival mondial du théâtre de Nancy en 1974. Delphine Seyrig avait demandé d’inverser les horaires de la projection de Hotel Monterey de Chantal Akerman et ceux d’un diaporama qu’elle avait coréalisé – un diaporama contre la guerre au Vietnam[5] – car elle trouvait que celui-ci était montré à une heure bien trop tardive, à 22 heures. Chantal Akerman a depuis magnifiquement raconté comment elle avait bien sûr accepté cette demande faite avec un grand sourire, mais à la condition que Delphine Seyrig reste à la projection de son film ensuite. « Comment résister », écrit Akerman dans un texte publié dans le catalogue de la rétrospective que le Centre Pompidou lui a consacrée en 2004. « Elle a accepté. Elle a regardé, vu Hotel Monterey. Elle avait accepté ce jour-là, comme plus tard, elle a accepté Jeanne Dielman. »[6] Chantal Akerman et Delphine Seyrig se sont donc aussi rencontrées autour d’un événement avec une thématique engagée, à un moment où l’actrice commence à s’intéresser elle-même à la vidéo, avec son amie d’enfance Ioana Wieder. La même année, elles fondent ensemble et avec d’autres complices le collectif féministe Les Muses s’amusent puis bientôt, à partir de 1976, avec Carole Roussopoulos, Les Insoumuses.

DT : Peut-on dire que Jeanne Dielman entre en résonance avec les mouvements féministes ?

Hélène Fleckinger : Jeanne Dielman n’est pas un film militant, mais il est irrigué de questionnements féministes. C’est par sa thématique que Jeanne Dielman est entré en résonance immédiate avec celles du MLF et des théories féministes sur l’exploitation domestique, sur le travail ménager dénoncé comme une activité asservissante, répétitive et démoralisante. Comme ces théories qui dénoncent l’épuisement induit par le travail ménager, Jeanne Dielman a attiré l’attention sur toutes ces petites choses qui font la vie des femmes, et qui, dans le cinéma disons dominant, sont considérées comme ne pouvant pas constituer une matière à faire de l’art. Le film a lui-même été perçu à l’époque par les critiques féministes, notamment anglo-saxonnes, comme un véritable manifeste féministe au cinéma. Selon Laura Mulvey, autrice du célèbre article « Visual Pleasure and Narrative Cinema » (1975)[7], Jeanne Dielman est un jalon essentiel car la cinéaste invente alors un dispositif radical excluant le « male gaze ». Son image de film féministe fondateur perdure jusqu’à aujourd’hui[8]. Tout d’abord parce que Chantal Akerman, qui a elle-même participé un temps au MLF, a par conviction réuni autour d’elle une équipe composée très majoritairement de femmes. Ensuite parce que Chantal Akerman a rappelé elle-même s’être toujours située dans une lignée de femmes féministes, en citant sa grand-mère maternelle, qui aurait voulu devenir peintre et se marier à sa guise, ce qui n’était pas possible pour sa génération[9].

DT : Dans le même temps, Chantal Akerman ne s’engage pas vers un cinéma qui se contenterait d’illustrer des idées.

Hélène Fleckinger : Elle a en effet choisi de s’éloigner des idéologies et des dogmatismes. Elle n’a jamais voulu, disait-elle, « faire un film par esprit militant (…), qui allait servir de porte-drapeau au féminisme »[10]. C’est même une étiquette qu’elle juge restrictive : « Mon film est une œuvre d’art, pas un tract »[11], dit-elle. Chantal Akerman avait précisément abandonné un premier scénario écrit avec son amie Marilyn Watelet parce qu’il ne venait pas suffisamment d’elle-même et que la démonstration lui semblait trop appuyée[12].

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles © Fondation Chantal Akerman / Capricci Films

DT : Chantal Akerman avait une vision très précise de son film, dont elle avait écrit le scénario sous une forme proche du nouveau roman. C’est cette vision qu’elle a continué à défendre à la sortie du film. Dans cet extrait d’une émission de télévision de janvier 1976, on peut l’entendre à la toute fin, en très peu de mots, décrire ce dont elle veut témoigner à travers le personnage de Jeanne Dielman.

Hélène Fleckinger : Tout est consigné par Chantal Akerman dès le départ dans ce scénario : chaque geste y est inscrit. Le scénario de Jeanne Dielman est bien loin des règles canoniques d’écriture : il se concentre sur les gestes et les actions de Jeanne et ne décrit ni l’environnement ni les intentions psychologiques. Il puise dans les histoires de sa famille, de sa mère, de ses tantes. À l’arrivée, le film convoque des images de son enfance, des gestes qu’elle avait elle-même observés et retenus, et surtout, comme elle le décrit dans cette archive de télévision, des femmes de dos, toujours penchées, dont on ne voit pas le visage, tenant des paquets, se déplaçant sans cesse. Le film s’affirme également comme un chant d’amour pour les rituels juifs abandonnés au sein de sa famille après la mort de son grand-père paternel. Finalement, toutes ces tâches domestiques qu’elle met en scène ne sont pas connotées de manière négative. Elles ne font pas naître un geste de rébellion, à l’inverse de celui de son premier court métrage, Saute ma ville : le personnage de Jeanne Dielman incarne une certaine forme de résignation, d’acceptation, mais il n’y a pas de jugement. C’est un personnage qui appartient réellement à la génération de la mère et des tantes de la cinéaste, alors que le personnage de l’adolescente révoltée de son tout premier film, qu’elle incarne elle-même, était en un sens plus proche dans son attitude des féministes des années 70.

DT : Au moment du tournage, le travail de Chantal Akerman avec Delphine Seyrig a été capté par la caméra de Sami Frey, alors compagnon de l’actrice. Le film, monté plus tard par la cinéaste elle-même, est devenu Autour de Jeanne Dielman. Cet extrait donne un bel aperçu de la nature des échanges entre Akerman et Seyrig.

Hélène Fleckinger : Dans Jeanne Dielman, le jeu de Delphine Seyrig est extrêmement épuré. Il n’y a rien de superflu, aucun geste inutile, aucun effet parasite : Chantal Akerman a énormément travaillé avec elle dans ce sens, et les images tournées pendant les répétitions par Sami Frey en témoignent. Grâce à ce support vidéo, la cinéaste a cherché avec son actrice une manière d’élaborer des gestes précis, très définis dans l’espace. Elle a également pu tester les cadrages, la frontalité, la durée des plans, tout ce qui peut être réalisé en un temps donné. Surtout, elle a pu préparer la manière dont l’actrice allait reconstruire les gestes. Car si devant Jeanne Dielman, le spectateur peut avoir l’impression d’être devant du temps réel, cela reste bel et bien une réalité entièrement reconstruite. Chaque action, chaque geste a été découpé en micro-actions, en micro-gestes. Chaque mouvement dans l’espace est contrôlé et chronométré. Lorsque Jeanne Dielman met le couvert, il s’agit vraiment pour l’actrice de poser chaque élément de manière très précise sur la table : installer assiettes, serviettes, couverts, verres, bouteille, salière, chacun à leur tour. Quand la mécanique se dérègle et que les gestes de Jeanne se font désordonnés, le contraste devient d’autant plus marquant. Cet aspect très stylisé était essentiel pour Chantal Akerman. Pour elle, la meilleure manière d’atteindre l’essence même de la réalité est de la recomposer. C’est en cela que l’on peut voir Jeanne Dielman comme un film hyperréaliste, un style que Chantal Akerman revendique elle-même, en référence à une tradition picturale résolument non naturaliste. Et c’est précisément par cette approche hyperréaliste que la cinéaste réussit à donner une forme à la charge mentale, ordinairement invisible, de la vie quotidienne des femmes.

 

Propos recueillis par Damien Truchot, coordinateur et programmateur de la section cinéma du festival,
à Paris le 29 novembre 2022.

Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles © Fondation Chantal Akerman / Capricci Films
Archive de Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles © Fondation Chantal Akerman

[1] https://www.bozar.be/fr/regardez-lisez-ecoutez/qui-est-chantal-akerman. En cet automne 2022, Bruxelles a choisi de remettre en lumière le travail de la cinéaste belge auprès du public de son propre pays, avec la projection de la version restaurée de Toute une nuit (1982), sans doute l’un des plus bel hommage à sa ville natale, ou encore la mise en espace de l’installation Selfportrait/Autobiography : A work in progress (1998). Rarement montrée, elle sera visible à Bozar jusqu’en janvier 2023 (NDR).

[2] Nous remercions chaleureusement Tomas Leyers, conservateur de la Cinémathèque royale de Belgique (Cinematek) et Céline Brouwez, responsable de la Fondation Chantal Akerman (NDR).

[3] Résultat du vote de 1600 critiques à travers le monde : https://www.bfi.org.uk/sight-and-sound/features/greatest-film-all-time-jeanne-dielman-23-quai-du-commerce-1080-bruxelles (NDR)

[4] Longtemps renié par la cinéaste (NDR).

[5] Jane Fonda, Delphine Seyrig, avec la collaboration de Sami Frey et Ioana Wieder, Femmes du Viêtnam, 1974, diaporama sonore réalisé à partir de photographies de Jane Fonda. Le diaporama figure aujourd’hui dans la collection du Centre audiovisuel Simone de Beauvoir. Cette précision en note, comme toutes les suivantes, a été apportée par Hélène Fleckinger.

[6] « Elle m’a demandé avec un grand sourire de pouvoir montrer les diapositives que Jane Fonda avait faites sur le Vietnam à l’heure où devait passer Hotel Monterey. C’était trop tard 10 heures pour les dias. J’ai dit, « et pour mon film 10 heures ce ne sera pas trop tard ? », elle ne disait rien continuait à sourire. J’ai accepté, comment résister, mais à une condition, c’est qu’elle reste pour mon film même s’il ne passait qu’à dix heures. Elle a accepté. Elle a regardé, vu, Hotel Monterey. Elle avait accepté ce jour-là, comme plus tard, elle a accepté Jeanne Dielman. » (Chantal Akerman, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir », dans Chantal Akerman : Autoportrait en cinéaste, Paris, Centre Georges Pompidou / Cahiers du cinéma, 2004, p. 85-86)

[7] Article paru la première fois dans Screen, vol. 16, n° 3, automne 1975, p. 6-18.

[8] Voir Laura Mulvey, « A Neon Sign, A Soup Tureen : The Jeanne Dielman Universe », Film Quarterly, vol. 70, n° 1, automne 2016, p. 25-31, et le podcast « Laura Mulvey on Chantal Akerman », Bow Down : Women in Art, 18 novembre 2019.

[9] Voir Nicole Brenez, Chantal Akerman : The Pajama Interview, Vienne, Viennale, The Useful Book n° 1, 2011, p. 15.

[10] Chantal Akerman, in Paule Lejeune, Le Cinéma des femmes, Paris, Atlas Lherminier, 1987, p. 73.

[11] Chantal Akerman, in Marie-Claude Treilhou, « Chantal Akerman. La vie, il faut la mettre en scène… », Cinéma 76, n° 206, février 1976, p. 94.

[12] « Nous voulions parler d’une femme de 45 ans, du mariage, de la prostitution. C’était un scénario pour faire un film “féministe” où chaque scène illustrait une idée, un film “prise de conscience”. (…) Ce film n’allait nulle part (…), il ne venait pas du tréfonds de moi-même. » (Chantal Akerman, in Blandine Jeanson et Martine Storti, « Dans le plan des pommes de terre, il y a tout », Libération, 9 février 1976)