Lorsque l’on songe à l’époque de la Renaissance, quelques noms d’artistes viennent immédiatement à l’esprit : Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Titien ou encore Véronèse. Au sein de ce panthéon de l’art, les peintres italiens occupent une place majeure, pour ne pas dire insolente, en comparaison aux autres pays européens. De fait, rares sont les artistes français, flamands, allemands, anglais, espagnols ou d’Europe de l’Est qui ont droit de cité dans ce temple de la mémoire artistique. C’est encore plus vrai pour le Portugal, pays situé aux confins l’Europe occidentale de l’Europe, qui a pourtant vu naître, vers 1517, l’une des figures majeures et les plus originales de l’histoire de l’art : Francisco de Holanda.
Peintre de la cour du Portugal, enlumineur prolifique, dessinateur invétéré, voyageur infatigable, écrivain fécond, personnalité en somme incontournable, Francisco de Holanda a pourtant rapidement sombré dans l’oubli dans les décennies qui suivirent sa mort, vers 1584. La faute – outre l’inévitable « malitia temporis » – à une production artistique dont l’étendue reste difficile à cerner et à des écrits rédigés dans sa langue natale et demeurés manuscrits, en limitant une large diffusion.
La redécouverte de Francisco de Holanda s’opère dans la seconde moitié du XIXe siècle dans le sillage notamment de l’effervescence historiographique autour de Michel-Ange, dont Les dialogues de Rome rédigés par l’artiste portugais dressent un portrait riche et intimiste. Elle est aussi et surtout le fruit des recherches menées par le comte Athanasy Raczyński (1788-1874), un aristocrate polonais et diplomate prussien, qui publie en 1846, à Paris, Les arts en Portugalsuivi en 1847 du Dictionnaire historico-artistique du Portugal qui deviendront des sources incontournables sur Francisco de Holanda. À partir du début du XXe siècle, les nouvelles éditions et traductions des écrits de l’artiste suscitent l’attention grandissant des historiennes et des historiens de l’art, à l’exemple de Sylvie Deswarte-Rosa qui, depuis les années 1970, n’a cessé d’enrichir, préciser, étendre la connaissance que l’on a de Francisco de Holanda dont on célébra, en 2017, le 500e anniversaire de sa naissance.
Retour sur les grands moments de la vie et de l’œuvre de l’artiste dans la perspective de la onzième édition du Festival de l’histoire de l’art où le Portugal sera pays invité.
Un enlumineur humaniste
Francisco de Holanda n’aurait sans doute jamais eu la brillante carrière qu’on lui connaît sans un contexte familial propice à son épanouissement. Fils d’António de Holanda, un enlumineur originaire des Pays-Bas habsbourgeois comme son patronyme l’indique, Francisco naît à Lisbonne, alors capitale du royaume du Portugal et siège de la cour du roi Manuel Ier à laquelle était attachée son père. Ses jeunes années se déroulent dans la maison de l’Infant Dom Fernando à Lisbonne et à Abrantès, puis dans celle du Cardinal-Infant Dom Afonso à Evora.
Au service de ce prélat humaniste, dont il est devient le « moço da câmara », autrement dit « page » ou « garçon de chambre », Francisco de Holanda, alors âgé d’une quinzaine d’années, parfait sa formation d’enlumineur tout en profitant d’une éducation intellectuelle de haut rang au contact en particulier des enseignements du moine dominicain André de Resende, chargé de l’éducation des fidalgos, autrement dit des nobles. À cette époque, la ville d’Evora s’affirme alors comme un des hauts lieux de l’humanisme européen. Francisco de Holanda s’abreuve de savoirs érudits et se nourrit de culture classique. Bientôt, l’antiquité et ses vestiges apparaissent au cœur de ses préoccupations et le poussent à entreprendre le voyage pour la « capitale du monde », Rome.
Voir Rome et revenir
En 1538, en tant que membre de la suite de l’ambassadeur du Portugal à Rome, Dom Pedro Mascarenhas, Francisco de Holanda, âgé d’une vingtaine d’années, entreprend un voyage de près de deux ans en Italie qui bouleversera sa vie. Après un court arrêt en mars 1538 à Barcelone, où il rencontre notamment l’empereur Charles Quint, il arrive à Rome au mois d’août et s’y établit jusqu’en mars 1540. Ce long séjour dans la cité éternelle lui offre l’occasion de voyager dans toute la péninsule italienne. L’année 1539, il se rend ainsi à Venise où il fait notamment un relevé précis de l’horloge astronomique de la place Saint-Marc ; dessin qui viendra enrichir le recueil des Antigualhas. Il est entre octobre et novembre de cette même année dans les Marches, puis part en février 1540 pour Naples. Bologne à la fin du mois du mars fut vraisemblablement son ultime destination avant le retour au Portugal.
À Rome, le jeune Francisco de Holanda est ébloui par les monuments antiques dont les ruines façonnent la topographie, mais aussi par les personnalités artistiques et intellectuelles qui la peuplent. Parmi elles, la poétesse et marquise de Pescara Vittoria Colonna et le « divin » Michel-Ange alors occupé, à plus de soixante ans, à peindre la fresque du Jugement dernier de la chapelle Sixtine. Se liant d’amitié avec l’une et l’autre, Francisco de Holanda entreprend durant ce séjour l’écriture des Dialogues de Rome, fruit de ses conversations avec Vittoria Colonna, Michel-Ange et d’autres protagonistes où il est question, avant tout, de discuter de la nature de l’art, en particulier la peinture, et d’en célébrer en des termes philosophiques la dignité et la noblesse : « la bonne peinture n’est pas autre chose qu’un transfert des perfections de Dieu, une image de sa peinture, en somme une musique et une mélodie dont seul l’intellect peut percevoir l’extrême complexité », fait-il dire à Michel-Ange.
L’idée de l’art
Lorsqu’il rentre au Portugal en 1540, Francisco de Holanda passe au service du roi João III qui lui offre une pension lui permettant de mener à bien ses nombreux projets, notamment de se consacrer pleinement à son œuvre de théoricien de l’art. Son premier projet, sans nul doute le plus ambitieux, est l’écriture d’un traité intitulé Da pintura antiga (Sur la peinture ancienne), un ouvrage en deux livres dont le second est formé des fameux Dialogues de Rome précédemment cités, tandis que le premier consiste en une histoire de la peinture depuis les premiers temps sur le modèle entre autres de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Il y développe notamment un long éloge de la peinture qui à ses yeux doit être comprise comme « une lumière inespérée qui, dans un lieu obscur, montre des œuvres jusqu’alors inconnues ». Ce travail original achevé en 1548, le premier de ce type dans la péninsule ibérique, resta toutefois manuscrit et n’eut pas la résonance espérée par l’artiste.
Conçu comme un appendix au Da pintura antiga, le petit traité intitulé Do Tirar Polo Natural (De [l’art de] tirer [un portrait] d’après nature), achevé au début de l’année 1549 et resté lui aussi manuscrit, passe pour être le premier traité sur le portrait jamais écrit en Europe. Alors que le royaume du Portugal connaît une période de régence après la mort de João III en 1557, Francisco de Holanda poursuit son œuvre littéraire a la faveur de la protection du puissant cardinal Henrique, jeune frère du défunt roi, puis de celle de de Sebastião Ier qui monte finalement sur le trône à sa maturité en 1569. C’est au jeune souverain que Francisco de Holanda dédie deux traités achevés en 1571, Da Ciência do Desenho (De la science du dessin), un plaidoyer pour l’utilité de l’art aux puissants, et Da Fábrica que Falece à Cidade de Lisboa(De la fabrique tardive à la ville de Lisbonne), considéré par beaucoup comme le premier essai sur l’urbanisme dans la péninsule ibérique.
Une œuvre pour la postérité
Fort de son voyage en Italie et de son intérêt appuyé pour le patrimoine monumental, on a voulu attribuer à Francisco de Holanda, bénéficiant de la protection et de la confiance du roi João III, la conception de différents projets architecturaux de grande envergure tels que l’église Nossa Senhora da Graça à Évora ou encore des plans pour la forteresse de Mazagão (actuelle El Jadida) au Maroc, territoire occupé et colonisé par le royaume du Portugal dès le début du XVe siècle. Les attributions dans le domaine de la peinture ne sont pas plus certaines, à l’exception peut-être de la Santa Maria de Belém conservé au Musée national d’art ancien (MNAA) de Lisbonne, datée de la décennie 1550.
Mais l’œuvre majeure de sa vie, incontestablement de sa main, reste sa chronique du monde enluminée, De Aetatibus Mundi Imagines, sur laquelle il commence à travailler au milieu des années 1540, après son voyage en Italie, et qu’il n’achèvera qu’en 1580, peu de temps avant sa mort. Dans ce manuscrit, redécouvert en 1953 par l’historien de l’art portugais Francisco Cordeiro Blanco et dont on considère qu’il pourrait s’agir d’une commande royale, Francisco de Holanda révèle toute l’originalité de sa peinture dans son effort de figuration de l’histoire chrétienne, depuis le commencement du monde jusqu’à l’Apocalypse. Au sein de cet ensemble de plus de 150 images, ce sont les enluminures inspirées du récit de la Genèse, réalisées en 1545 et 1547, qui interpellent encore aujourd’hui par leur « modernité ». Ainsi la représentation du Premier jour de la création du monde où l’artiste déploie une vision à la fois mathématique et naturaliste des débuts de l’univers qui aspire à faire du peintre un nouveau démiurge, un véritable créateur d’univers. Car comme il l’affirme dans son Da pintura antiga avec une étonnante décomplexion et à contre-courant de l’orthodoxie religieuse : la peinture consiste, sur le modèle de Dieu, en la possibilité de « créer de nouveau (criar de novo) » dans l’espace de la « toile propre et lisse (tábua limpa e lisa) » ce qui s’apparente à un « nouveau monde (novo mundo) ».
Un texte de Florian Métral, chargé de programmation du Festival de l’histoire de l’art.