Magritte : Les mots et les images au cœur de la représentation

Magritte a été extrêmement vigilant au sujet des relations entre les mots et les images. Son intérêt pour celles-ci remonte sans doute à ses débuts, lorsque, pour gagner sa vie, il se livrait à des travaux publicitaires qui l’obligeaient à associer une image au nom de la marque du produit qu’il devait promouvoir[1]. D’où son rejet face à de telles associations qui mettent l’image en position d’illustration et qu’il critiquera à de nombreuses reprises : « Au lieu de l’idée d’illustration, il me semble préférable de souhaiter des images qui accompagnent un texte. Ces images n’étant pas ‘commandées’, ‘inspirées’ par le texte, mais pouvant le rencontrer heureusement ».[2] Il a appliqué la même idée aux titres de ses tableaux, attentif au fait que les mots sont des « mots d’ordre » qui orientent à leur gré l’interprétation des images qui leur sont juxtaposées. C’est pourquoi « Les titres des tableaux ne sont pas des explications et les tableaux ne sont pas des illustrations des titres »[3]. Aussi les titres étaient-ils choisis minutieusement, une fois la toile terminée, lors de réunions avec ses amis, ou suite à des échanges épistolaires, après qu’il ait envoyé un croquis du tableau à ses proches en sollicitant leur avis.

René Magritte, La Clef des songes, 1927, Art Institute of Chicago

C’est plus particulièrement durant son séjour à Paris (1927-1930) qu’il a développé ses idées concernant les relations entre les mots et les images, lesquelles se sont exprimées dans un grand nombre de toiles de cette époque, ainsi que dans un important manifeste : “Les mots et les images”[4] (fig. 1).  Un des aspects les plus intéressants de cette réflexion, et qui la démarque de la plupart des peintres comme de nombreux théoriciens, est que Magritte ne considère pas que les images auraient, vis-à-vis des mots, une prérogative quelconque : à ses yeux, les images ne sont pas des signes « naturels » qui seraient à ce titre plus « ressemblants » que les mots, comme le veut une tradition qui remonte au Cratyle de Platon. Les deux sont logés à la même enseigne, celle d’être des représentations. Il appelle en ce sens à bien distinguer la similitude qu’offre l’image à ce dont elle est image, de la “ressemblance”, supérieure, à laquelle il aspirait dans ses œuvres, et qui est selon lui “l’acte essentiel de la pensée”[5], donnée par l’inspiration. Loin donc de privilégier les images en les considérant comme moins arbitraires que les mots, le peintre les renvoie dos à dos, comme n’étant que des représentations. C’est donc à une critique de la représentation qu’il s’est livré, et c’est pourquoi Michel Foucault s’y est intéressé[6]. Sa fameuse toile La Trahison des images (1929), qui montre sous l’image d’une pipe l’inscription « Ceci n’est pas une pipe », et qui a suscité tant d’interprétations, ne signifie aux yeux du peintre qu’une mise en garde contre l’illusion par laquelle on identifierait l’image à l’objet qu’elle représente. Or tout l’intérêt de cette position, qui ne cesse d’intriguer, du fait de sa banalité, est qu’elle n’est pas menée au nom d’un hypothétique retour à la chose même. C’est du sein de la représentation qu’en tant que peintre Magritte se place, en montrant par ses toiles, non seulement que l’objet réel est hors d’atteinte, mais que l’image, en s’instaurant, vient masquer l’objet, ce qu’illustrent les toiles de la série La Condition humaine, dans lesquelles le tableau sur le chevalet cache la portion exacte du paysage qu’il représente.

Magritte, Les mots et les images, 1929

À quoi est due cette attitude ? Si l’on suit depuis ses premières œuvres la dynamique évolutive de ses principaux motifs[7], on réalise que c’est en renonçant à la représentation fidèle de ces motifs (sauf à les présenter dans un contexte inattendu) et en les transformant, qu’il est devenu un peintre original. Sa visée n’est donc plus l’imitation du motif, de l’objet, de la chose, qui reste l’objectif principal de nombreux artistes. Magritte peut alors procéder à la dissociation entre l’image de l’objet et le mot qui le nomme. Une fois celle-ci opérée, les images et les mots se mettent à flotter librement, version poétique et plastique de l’arbitraire du signe, qui fait alors se “rencontrer” l’image et le nom de l’objet[8].

Texte de Georges Roque, philosophe et historien de l’art

 


 

[1] J’avais développé cette idée dans Ceci n’est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983, p. 59 sq.

[2] R. Magritte, lettre à A. Bosmans, 19 juillet 1961, in Écrits Complets (éd. A. Blavier), Paris, Flammarion, 1979, p. 485.

[3] Id., « Sur les titres », in Écrits complets, op. cit., p. 259.

[4] J’avais développé cette idée dans Ceci n’est pas un Magritte. Essai sur Magritte et la publicité, Paris, Flammarion, 1983, p. 59 sq.

[5] R.Magritte, lettre à Bosmans, 19 juillet 1961, in Ecrits Complets, op.cit., p.485.

[6] R.Magritte, « Sur les titres », in Ecrits Complets, op.cit., p.259

[7] J’ai analysé deux d’entre eux : l’oiseau, « Le peintre et ses motifs », Communications n°47, n° spécial Variations sur le thème, 1988, p. 147-158 ; « Un motif dynamique : le corps de femme chez Magritte » dans L. Hébert, P. Michelucci et É. Trudel (éds.), Magritte. Perspectives nouvelles, nouveaux regards, Montréal, Nota Bene, 2018, p. 319-348.

[8] Le lecteur qui souhaiterait en savoir plus pourrait se reporter à mon article « Magritte : les mots et les images », in Iconotextes, sous la direction d’A. Montandon, Gap, C.R.D.C.-Ophrys, 1990, p. 91-103.