Vraies ou fausses ? Les deux épées de Charlemagne

Johannes Limnaeus était juriste, fin connaisseur et théoricien majeur des théâtres du pouvoir dans le Saint-Empire romain germanique. Ayant publié de 1629 à 1634 son œuvre capitale, le Jus publicum Imperii Romano-Germanici en trois volumes, il précisa dans un second volume d’additions, en 1660, page 209, que l’Électeur de Saxe, l’un des sept princes élisant l’Empereur, portait comme archimaréchal lors de divers rituels impériaux, dont le couronnement, une épée dite de l’Empire. Était-ce celle de Charlemagne ? Un auteur l’avait écrit mais un autre citait au couronnement des rois de France une autre épée de Charlemagne, nommée Joyeuse. Où était le vrai, où le faux ?

Limnaeus argumenta ingénieusement. Charlemagne avait pu avoir deux épées. Celle dite Joyeuse, sans doute car elle ne servait pas à la guerre, se trouverait en France. L’autre, efficace contre les ennemis et que l’on pouvait donc dire Sérieuse, était conservée à Nuremberg avec les autres ornements royaux, comme on le savait bien. Ceci reconnaissait la revendication française tout en appuyant la supériorité de l’Empire, la fonction symbolique de telles épées étant bien de fonder l’exercice de la souveraineté sur la menace réelle d’une violence physique jugée légitime, plutôt que dans un objet d’apparat, fût-il hérité de Charlemagne.

Objets de discours juridiques, qui font pleinement partie de leur histoire, les deux épées de Charlemagne étaient aussi des objets matériels, qui s’offrent encore à nous : l’une au musée du Louvre à Paris, l’autre au Kunsthistorisches Museum de Vienne. L’histoire de l’art a pu montrer qu’elles sont toutes les deux postérieures à l’empereur carolingien. Elle doit aussi déterminer pourquoi et comment elles lui furent attribuées.

Épée « de Charlemagne » utilisée pour le couronnement des rois de France et son fourreau, XIe-XIVe et XIXe siècles, 100,5 cm, Paris, musée du Louvre, © 2011 Musée du Louvre, Dist. GrandPalaisRmn / Philippe Fuzeau

L’épée de Paris est composite, avec un pommeau du Xe ou XIe siècle, des quillons du XIIe siècle, reliés par une fusée, d’or également, autrefois fleurdelysée, qui semble de la fin du XIIIe ou du début du XIVe siècle. Or Guillaume de Nangis, moine de Saint-Denis, historien des rois de France sous Philippe III le Hardi, décrivit le couronnement de celui-ci, célébré en 1271, en expliquant que l’épée « Joyeuse » servait au rituel depuis Charlemagne et que l’abbaye de Saint-Denis la conservait. Le roi capétien apparaissait comme seul héritier légitime de Charlemagne, avec une dignité impériale, aux dépends des empereurs germaniques. Cette construction mémorielle est sans doute contemporaine de l’assemblage, lequel matérialisait « Joyeuse », l’épée littéraire à pommeau d’or de Charlemagne, célébrée dans la Chanson de Roland du début du XIIe siècle. Progressivement, tout un ensemble d’insignes et ornements royaux déposés à Saint-Denis furent attribués à l’empereur carolingien.

Épée « de Charlemagne » utilisée pour le couronnement des empereurs germaniques et son fourreau, XIIIe-XIVe siècles, 108,5 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum, Kaiserliche Schatzkammer

L’épée de Vienne, quant à elle, fut créée à Palerme pour le couronnement impérial de Frédéric II, à Rome en 1220. Attribuée à Charlemagne au début du XIVe siècle, on disait qu’un ange la lui avait apportée du ciel. Charles IV (1346-1378), qui avait grandi à la cour de France et résidait à Prague, lui fit adjoindre un pommeau d’argent figurant le lion de Bohême et l’aigle impérial. En 1424, l’épée quitta Prague pour être confiée à la ville de Nuremberg, avec les autres insignes et ornements impériaux, dont plusieurs réputés provenir de Charlemagne.

Albrecht Dürer, L'empereur Charlemagne, vers 1511/13, peinture sur bois de tilleul, 215 x 115 cm, Nuremberg, Musées de la ville

Les deux épées connurent aussi la gloire en peinture. À Nuremberg, où les insignes impériaux étaient montrés tous les ans à des foules nombreuses, le conseil de la ville commanda à Albrecht Dürer un portrait de Charlemagne, achevé en 1513. Pour représenter authentiquement l’empereur, le peintre figura fidèlement les objets conservés, dont l’épée. L’introduction de la Réforme à Nuremberg en 1523 mit fin aux ostensions, et plusieurs historiens protestants doutèrent dès le XVIIe siècle de la véracité de l’attribution de l’épée à Charlemagne, mais celle-ci resta utilisée pour les couronnements. En France, l’épée fut peinte au côté de plusieurs rois en costume de sacre, dont surtout Louis XIV par Hyacinthe Rigaud en 1701.

Hyacinthe Rigaud, Louis XIV (1638-1715), roi de France, 1701, huile sur toile, 3395 cm x 245 cm, Paris, musée du Louvre © 1989 GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Hervé Lewandowski

Survint la Révolution : fin 1793, l’épée de Saint-Denis fut déposée au Muséum central des arts de la République, inauguré quelques mois plus tôt au palais du Louvre. L’épée de Nuremberg fut évacuée à l’été 1796, devant la menace des troupes françaises, et atteint Vienne en 1800. Privée de sa fonction d’insigne à la fin du Saint-Empire, en 1806, elle fut encore mise à l’abri lorsque Napoléon occupa la ville, et exposée durablement à partir de 1827. Chaque épée, ponctuellement, a été réinvestie comme instrument de pouvoir : l’une pour les sacres de Napoléon Ier en 1804 et Charles X en 1825, l’autre lorsqu’elle fut rapportée à Nuremberg en 1938 à l’initiative d’Adolf Hitler après son annexion de l’Autriche, où elle revint en 1946.

Avec les deux épées dites de Charlemagne, le musée du Louvre et le Kunsthistorisches Museum exposent aujourd’hui un patrimoine partagé. Ce sont deux musées républicains dépositaires d’un héritage impérial plus que millénaire, à la fois commun et dédoublé, parfois imaginé en opposition, c’est-à-dire en lien étroit. Les deux épées perdurent comme des symboles de pouvoirs révolus : cette tension fait leur intérêt d’objets de musée, en tant que fictions désormais notoires, et témoins véritables d’une histoire croisée. Par le thème qu’il explore et le pays qu’il invite, le prochain festival de l’histoire de l’art incite à y regarder de plus près.

Philippe Cordez, adjoint à la direction des études muséales et de l’appui à la recherche du musée du Louvre