Winter is coming

Parmi les nombreux chefs d’œuvre qui font la richesse de la National Gallery de Londres, il en est un qui, lorsqu’il est exposé, fait souffler un vent glacial dans les larges allées du musée londonien. Il s’agit d’un petit tondo, un panneau à la forme circulaire, peint par l’artiste hollandais Hendrick Avercamp et que nous connaissons sous le nom de Scène d’hiver avec patineurs près d’un château[1]  (1608-1609). Le format rond du tableau donne au spectateur l’impression de regarder à travers un judas, de jeter un coup d’œil dans le passé, d’être plongé dans un hiver des Pays-Bas du début du XVIIe siècle, au point presque de ressentir les picotements du froid et, comme par réflexe, de remonter le col de sa veste.

Plongeons plus en détails dans ce petit tableau d’Avercamp. Dans une bourgade au centre de laquelle trône un haut château, toute la population s’est rassemblée sur une large étendue d’eau gelée. L’hiver semble rude, les bateaux sont prisonniers de la glace, mais tous les habitants profitent du moment : alors qu’un homme au premier plan est en train de lacer ses patins, d’autres patinent déjà d’un pas assuré. Certains, plus prudents, restent sur le bord et regardent ceux qui tombent et ceux qui parviennent à garder leur équilibre. Tous les âges sont réunis, des enfants qui se lancent des boules de neige aux vieilles dames poussées sur la glace. Toutes les catégories sociales le sont aussi, reconnaissables à leurs différents costumes[2].

Hendrick Avercamp, Scène d’hiver avec patineurs près d’un château, c. 1608-1609, huile sur panneau, 40,7 x 40,7 cm, Londres, National Gallery

Peindre le petit âge glaciaire … ?

Pourquoi avoir choisi cette vue d’hiver, peinte par un artiste hollandais qui, avouons-le, et sans manque de respect aucun, est loin de la notoriété d’un Rembrandt ou d’un Vermeer ? Ce panneau nous intéresse car il a été peint par un artiste ayant vécu durant le « petit âge glaciaire ». Ce concept fut proposé en 1939 par le géologue américain François Emile Matthes, initialement pour étudier la dynamique des glaciers dans la Sierra Nevada. Il fut cependant repris dans de très nombreuses publications pour désigner une période comprise entre le XIVe et le XIXe siècle, pendant laquelle les températures de l’hémisphère nord ont décliné et les glaciers gagné en épaisseur[3].

1608 n’est pas une date anodine. Elle est restée dans les mémoires pour avoir été marquée par l’un des hivers les plus rigoureux de ce début de siècle. Mais elle aussi importante car Hendrick Avercamp a peint son premier paysage hivernal cette année-là. À partir de 1608, le genre pictural des paysages hivernaux connait un essor considérable et il a rapidement été analysé comme une conséquence du petit âge glaciaire, au point d’en venir à illustrer ce moment climatique si particulier dans l’histoire. Certains historiens de l’art se sont également laissés aller à une corrélation peut-être trop rapide, reliant la production de certains peintres de paysages d’hiver et la récurrence ou l’absence d’hivers sévères[4]. Le catalogue de l’exposition « Holland Frozen in Time. The Dutch Winter Landscape in the Golden Age » qui s’est tenue à La Haye en 2001 commence par un chapitre intitulé « The Little Ice Age » et l’autrice se demande dès les premières pages « s’il existe une corrélation entre la fréquence des hivers rudes et la popularité des paysages d’hiver en peinture[5] ». Aujourd’hui l’affaire semble entendue. Pourtant, si vous tapez l’expression « petit âge glaciaire » dans n’importe quel moteur de recherche, vous tomberez immanquablement sur quelques paysages hivernaux flamands ou néerlandais. À leur corps défendant et a posteriori, ces paysages sont devenus les emblèmes de ce soubresaut climatique qui a eu lieu à partir du XIVe siècle.

L’essor des scènes hivernales et le petit âge glaciaire doivent-ils alors s’envisager sous le régime de la causalité ou de la contiguïté ?

Pieter Bruegel l'Ancien, L'Hiver (Chasseurs dans la neige), 1565, huile sur panneau, 117 × 162 cm, Vienne, Kunsthistorisches Museum

L’hiver avant le petit âge glaciaire

Ce paysage hivernal d’Avercamp est certes l’un des premiers paysages hivernaux néerlandais, mais le genre n’est pas une invention néerlandaise. L’hiver est présent dans plusieurs textes poétiques dès l’Antiquité et le haut Moyen Âge, le plus souvent caractérisé par des événements calendaires comme Noël, des températures froides et des intempéries comme la neige ou la grêle. À la fin du Moyen Âge, c’est dans certains ouvrages, plus particulièrement dans des livres d’heures – qui présentaient la liturgie selon une dimension temporelle journalière mais également annuelle – et à travers les miniatures qui les décoraient que le paysage, soumis au passage des saisons et par conséquent le paysage d’hiver, s’est développé dans les arts visuels en Europe. Pensons aux miniatures de Jacquemart de Hardin pour les Petites heures du duc de Berry ou celles des frères Limbourg dans les Très riches heures du duc de Berry. Celle y figurant le mois de février a d’ailleurs été qualifiée de « premier paysage hivernal dans l’histoire de l’art[6] ». Nous sommes alors en 1410, l’Europe est sortie de ce que les historiens du climat appellent le petit optimum climatique médiéval (période de climat inhabituellement chaud environ entre le Xe et le XIVe siècle) et elle est à peine entrée dans le petit âge glaciaire. Un siècle et demi plus tard, le peintre flamand Pieter Bruegel l’Ancien réalise, entre 1565 et 1567, une série de cinq paysages historiés hivernaux, véritables sources d’inspirations notamment pour les peintres néerlandais du début du XVIIe siècle. 

Les artistes n’ont donc pas attendu 1608 pour s’emparer du sujet. Certains paysages hivernaux ont été peints soit juste avant le début du petit âge glaciaire, soit dans une période moins soumise aux températures extrêmes que ne l’a été le début du XVIIe siècle, véritable paroxysme du petit âge glaciaire[7]. Autre élément d’analyse difficilement concordant, la mode pour ce genre de paysage semble s’étioler à partir des années 1670 alors que les dernières décennies du XVIIe siècle et au moins la première du XVIIIe sont marquées par des phases extrêmement froides[8]. Les données climatiques et chronologiques rendent donc difficiles l’association conséquentielle entre le petit âge glaciaire et les paysages d’hiver néerlandais. Il en va de même pour l’analyse des tableaux.

Un hiver idéal

Aujourd’hui, les scientifiques, qu’ils fassent partie du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) ou de l’OMM (Organisation météorologique mondiale) définissent le climat comme une description statistique du temps en termes de moyennes et de variabilité de grandeurs sur des périodes de plusieurs années (souvent une trentaine). Ainsi, là où la météo est l’évaluation à court terme du temps qu’il fait ou qu’il va faire, le climat intègre la longue durée et possède, par conséquent, une dimension historique. Suivant ce fil historique, pourquoi et comment l’étude du climat, de ses perceptions et de ses représentations, peut-elle fournir aujourd’hui un outil opérant pour l’histoire de l’art … et comment au contraire les images restent une source complexe pour l’histoire du climat ?

Alexis Metzger est géographe, spécialiste de l’étude de l’hiver dans les Pays Bas du XVIIe siècle. Il s’est essayé à ce qu’il a nommé une lecture géo-climatique de ces toiles hivernales, s’appuyant sur des sources scientifiques et des témoignages de l’époque, comme ceux de David Fabricius, pasteur néerlandais et météophile à ses heures. Et ses conclusions doivent nous arrêter. Il mentionne par exemple un maître d’école qui, dans ses mémoires, écrit qu’en 1684 l’hiver fut si froid et si difficile que plusieurs personnes en sont mortes[9]. De ces victimes du froid, les peintres néerlandais ne s’occupent guère. La rudesse des hivers néerlandais n’apparaît pas et laisse place aux divertissements populaires. Les paysages hivernaux d’Hendrick Avercamp, tout comme ceux des nombreux autres peintres néerlandais qui se sont fait une spécialité de ce type de représentations, ont été conçus comme des topoï, des archétypes de l’hiver, plus précisément de l’hiver dans un espace donné et en un temps donné, les Pays-Bas durant la première moitié du XVIIe siècle. Un espace plutôt rural, un paysage au ciel nuageux, une absence de tempête ou même de chute de neige mais un sol recouvert d’un manteau neigeux souvent discontinu comme si l’intempérie venait d’avoir lieu, et enfin une étendue d’eau – lac ou bras de rivière – gelée permettant aux habitants de patiner : voilà, pour une grande majorité des tableaux, les caractéristiques du paysage hivernal néerlandais. Par la répétition de ces motifs iconographiques, les peintres ont créé ce que l’on pourrait appeler un hiver systématique, un type de temps homogène dans ses représentations alors que le petit âge glaciaire a été soumis à de fortes variations[10]. À travers ces tableaux, les peintres néerlandais nous offrent l’image d’un hiver idéal[11]. Quelle étrange expression, quel oxymore presque qu’un « hiver idéal ». Pour la plupart d’entre nous, et sans doute était-ce le cas pour la plupart de nos aïeux, l’hiver est toujours trop long, trop froid, trop pluvieux, pas assez beau. Trop ou pas assez. Mais jamais idéal. Ainsi, ces tableaux sont emblématiques non d’une réalité de l’hiver pour les artistes néerlandais et pour les Néerlandais dans leur ensemble, mais bien de ce qu’il représentait pour eux, à savoir une saison qui, malgré ses aléas et ses rudesses, permettait à toutes et tous de se retrouver autour de ces patinoires naturelles et, d’une certaine manière, permettait l’avènement d’une société déhiérarchisée.

L’histoire de l’art, l’histoire du climat, la géographie, réunies dans une réflexion interdisciplinaire, permettent de comprendre comment les Néerlandais du XVIIe siècle envisageaient l’hiver, comme un phénomène saisonnier mais aussi un phénomène social, véritable socle d’une société républicaine permettant à toutes les catégories de la population de se retrouver sur ces patinoires naturelles, et peut-être même comme un phénomène politique. Objet culturel, forme symbolique, l’hiver néerlandais pourrait être lu également comme un marqueur d’identité nationale : « peindre le froid […] c’était peut-être faire d’une caractéristique climatique banale (la température en dessous de 0°) un paysage national opposé à celui de l’Espagne » nous dit Alexis Metzger[12]. La fin du XVIe siècle et la première moitié du XVIIe siècle ont en effet été marquées par l’affrontement entre les sept Provinces-Unies et le royaume d’Espagne qui en possédait la souveraineté. Cette guerre, connue comme la guerre de Quatre-Vingts Ans, prend fin en 1648, date de la paix de Munster qui officialise l’indépendance des Provinces-Unies. Le paysage hivernal aurait donc été construit en opposition au paysage estival, pensé comme caractéristique de l’occupant espagnol dont les Néerlandais cherchaient à se libérer[13]. Suivant ce fil, le paysage d’hiver néerlandais n’est donc pas nécessairement un témoignage du temps météorologique ou climatique, mais sans doute plutôt celui du temps politique, incarnant un territoire sous une forme de « patriotisme climatique[14] ».

Il serait donc très réducteur de voir dans ces paysages des représentations naturalistes permettant de visualiser les effets du petit âge glaciaire, ni même des témoignages des peintres de l’époque prouvant une conscience d’un changement climatique, à moins de faire de ce dernier un long moment homogène, ce qu’il n’a jamais été. Difficile d’affirmer également que le petit âge glaciaire a donné naissance à ces paysages d’hiver. Ces peintures ne peuvent pas et ne doivent pas être lues comme des sources climatiques. En rester à une lecture positiviste de ces images amène nécessairement au contre-sens.

Un texte de Fabien Lacouture, chargé de programmation du festival de l’histoire de l’art.

Frères Limbourg, Les Très riches heures du duc de Berry - Février, 1412-1416, miniature sur vélin, 22,5 x 13,6 cm, Chantilly, musée Condé

[1] Hendrick Avercamp, Scène d’hiver avec patineurs près d’un château, c. 1608-1609, huile sur panneau, 40,7 x 40,7 cm, Londres, National Gallery.

[2] Les historiens nous ont montré qu’à partir de la moitié du XIVe siècle, le patinage devient un loisir accessible à toutes les catégories de la population néerlandaise : « le patinage sur glace faisait partie des rares plaisirs dominicaux que tout le monde pouvait s’offrir, y compris les paysans et ceux qui étaient encore moins nantis encore ». Klaus Ertz, Paysages et saisons. Aspect de l’art néerlandais au XVIIe siècle, galerie d’art St Honoré, Luca Verlag Freren, 1987, p. 44

[3] Le petit âge glaciaire peut être expliqué par le cumul de plusieurs types de causes : un voile atmosphérique dû à une répétition d’éruptions volcaniques et la baisse de l’intensité solaire (le minimum de Spörer entre 1400 et 1600 et par la suite le minimum de Mauder entre 1645 et 1715 sont deux périodes marquées par une activité solaire significativement plus faible qu’aujourd’hui) ont entraîné des changements dans la circulation atmosphérique et océanique et provoqué ce soubresaut climatique. Voir Bernard Francou et Christian Vincent, « Quelles ont été les causes du Petit Âge Glaciaire ? » in Les glaciers à l’épreuve du climat [en ligne]. Marseille, IRD Éditions, 2007 (généré le 03 octobre 2022). URL : http://books.openedition.org/irdeditions/9984.

[4] Reindert Falkenburg avance par exemple qu’un artiste comme Jan van Goyen a temporairement renoncé à peindre des sujets hivernaux entre 1627 et 1638 et met en rapport cet abandon avec le fait que cette période ne connut qu’un hiver extrême, en 1634-1635. Il est évidemment difficile de fonder une telle hypothèse sur ce genre de contiguïté temporelle. Voir Reindert Falkenburg, « Schilderachtig weer bij Jan van Goyen » in Christiaan Vogelaar (dir.), Jan van Goyen (Catalogue de l’exposition qui s’est tenue du 12 octobre 1996 au 13 janvier 1997 au Stedelijk Museum De Lakenhal, Leiden, Pays-Bas), Zwolle ; Leiden, Waanders ; Stedelijk Museum De Lakenhal, 1996, p. 66.

[5] Alexandra van Suchtelen (dir.), Holland Frozen in Time. The Dutch Winter Landscape in the Golden Age, La Haye, Waanders, 2001, p. 13 ; p. 15. Notons qu’elle nuance rapidement cette hypothèse en faisant de cette corrélation une parmi plusieurs réponses à apporter, conjointement aux traditions iconographiques. Néanmoins, en avançant que les peintres néerlandais « s’étaient dévoués à représenter leur pays de la manière la plus naturaliste possible » (id.), elle délaisse un peu trop la dimension codifiée de toute image et, notamment, de ce genre de paysages. 

[6] Ariane van Suchtelen (dir.), Holland Frozen in Time, op. cit., p. 36.

[7] On parle même d’« hyper-PAG » pour ce début de XVIIe siècle. Voir Emmanuel Le Roy Ladurie et Anouchka Vasak, Trente-trois questions sur l’histoire du climat, Paris, Pluriel, 2010, p. 23.

[8] Pensons notamment au fameux hiver 1709 dont les témoignages soulignent souligne, à plusieurs reprises, le caractère exceptionnel. Voir Francis Assaf, « L’Hiver de 1709 », Cahiers du XVIIe siècle, XII/2, 2009, p. 1-21.

[9] Jan Buisman, Duizend jaar weer, Wind en Water in de Lage Landen (tome IV : 1575-1675), La Hay, Wijen – KNMI, 2000, p. 110, cité par Alexis Metzger, « Les Temporalités climatiques des paysages d’hiver hollandais », Nouvelles perspectives en sciences sociales, X/2, p. 108-109.

[10] Certains hivers, comme en 1617 ou 1670, ont donné lieu à des températures plutôt douce, des arbres fleuris dès le mois de février, des cours d’eau sans glace et donc une impossibilité de patiner (voir Alexis Metzger, L’hiver au siècle d’or hollandais. Art et climat, Paris, Sorbonne Université Presses, p. 158). À l’inverse, on peut tout à fait imaginer qu’à ces hivers doux aient succédé des étés plus frais que de coutume, le petit âge glaciaire marquant aussi les saisons chaudes.

[11] « Sans le savoir, les artistes hollandais, par leur choix, ont fourni des illustrations d’un concept élaboré au XXe siècle, le petit âge glaciaire qu’on aurait bien tort de réduire à une seule image d’hivers très froids ». Metzger, « Les Temporalités climatiques des paysages d’hiver hollandais », art. cit., p. 116.

[12] Metzger, L’hiver au siècle d’or hollandais, op. cit., p. 220. Metzger cite aussi l’expression d’« identité façonnée » utilisée par François Walter dans son livre Hiver. Histoire d’une saison (Paris, Payot, 2014).

[13] L’étude des paysages néerlandais et de ceux dominant les toiles espagnoles doit nécessairement être plus nuancée. Les paysages estivaux ne sont pas absents de la production néerlandaise par exemple, mais le choix de l’hiver porte une dimension politique et identitaire qui ne doit pas être sous-estimée et invisibilisée par le soi-disant réalisme des paysages d’Avercamp et de ses collègues.

[14] Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, Les Révoltes du ciel. Une histoire du changement climatique. XVe-XXe siècle, Paris, Seuil, 2019.