Vrais cloitres, faux cloitre ?

« Ce sera comme un poème pour les Américains qui ne peuvent pas voir l’Europe. »

 (Lettre de George Grey Barnard à Sir Casper Purdon Clark, directeur du Metropolitan Museum de New York, 6 février 1907)

Aux États-Unis, la question du vrai et du faux se pose constamment, de la carte au territoire. Quel étrange sentiment lorsque l’on découvre Paris au Texas, Bayonne dans le New-Jersey, Montpelier (avec un seul L) dans le Vermont, Marseille dans l’Ohio et même Versailles dans le Kentucky ! Il en va de même lorsque l’on arpente le pays : à Hollywood, les studios de cinéma donnent l’illusion ici d’une rue de la Rome antique sous Auguste, là celle d’un saloon d’une ville naissante de l’Ouest américain ; à Las Vegas, il n’est pas rare de croiser une fausse Tour Eiffel ou une fausse pyramide de Khéops, fausses car ce ne sont pas les originales mais assez vraies pour vous laisser une belle bosse si vous veniez à vous y cogner. Enfin, il était également commun pour les riches magnats de l’industrie américaine naissante de la fin du XIXesiècle d’acheter puis d’importer d’Europe des œuvres, voire des morceaux d’architecture pour offrir une expression – presque – vivante d’un passé qui manquait à ce nouveau monde. Le « Gilded age » vit donc fleurir des demeures inspirées des constructions européenne (les fameuses Revival villas comme la Marble House de la famille Vanderbilt à Newport, Rhodes Island, inspirée par le Petit Trianon à Versailles[1]) ou intégrant des éléments architecturaux originaux. Pour le musée qui accueille encore aujourd’hui sa collection, Isabella Steward Gardner n’acheta rien de moins que huit balcons de la Ca’ d’Oro pour décorer les façades pseudo-vénitiennes de sa cour intérieure. Tous ces exemples d’inspiration ou d’hybridation sont bien connus, mais un lieu pousse la problématique de l’imitation et de l’original à un plus haut degré de complexité.

Sur une colline au nord de Manhattan, nichés dans la forêt du Fort Tryon Park se trouvent « The Met Cloisters ». Construits dans les années 30 et inaugurés le 10 mai 1938, cet étonnant édifice fascine. Né de l’imagination du milliardaire John D. Rockefeller Jr. et du sculpteur américain George Grey Barnard, ce cloître médiéval dans lequel les visiteurs pénètrent est un écrin magnifique et d’autant plus signifiant pour abriter les objets choisis pour y être conservés, à savoir la collection d’œuvres médiévales du Metropolitan Museum, dont le bâtiment principal trône lui sur la cinquième avenue. Mais contrairement aux exemples précédents, il ne s’agit pas d’un faux cloître, d’une reconstitution, mais bien d’un édifice hybride.

The Cloisters, 1938, Bonnefont Herb Garden. New York, Metropolitan Museum of Art. © The Metropolitan Museum of Art
The Cloisters, 1938. Late Gothic Hall. New York, Metropolitan Museum of Art. © The Metropolitan Museum of Art

Inutile de présenter John D. Rockefeller Jr, seul fils de John D. Rockefeller (Sr), premier milliardaire de l’histoire et fondateur de la compagnie Standard Oil. George Gray Barnard est, en revanche, quelque peu moins connu. Fils d’un pasteur presbytérien (au goût initialement donc peu enclin à l’art gothique), collectionneur taxidermiste, graveur puis, après un séjour aux Beaux-Arts de Paris et en France où il fut l’élève de Pierre Jules Cavelier, sculpteur, il fut célèbre et célébré de part et d’autre de l’océan Atlantique. Mais la fortune n’étant pas toujours sonnante et trébuchante, il se convertit en antiquaire et passa une année « dans le sud de la France à collectionner des antiquités (sic) pour gagner [ma] vie. J’ai été dans presque tous les villages et tous les jardins de France pour collectionner des fragments de cathédrales en ruines et les ai apportés à des marchands de Paris, les leur revendant pour ce que je pouvais en tirer. » (New York Times, 16 mars 1910).

Parmi ces « antiquités » achetées par Barnard se trouvaient entre autres des éléments du monastère de Saint-Guilhem-le-Désert dans l’Hérault, des arcades gothiques du prieuré de Froville en Meurthe-et-Moselle, des chapiteaux provenant de l’abbaye Saint-Michel de Cuxa dans les Pyrénées-Orientales ou encore les 3 300 blocs de pierre de l’abside de l’église San Martín à Fuentidueña en Castille-et-León (Espagne)[2]. La liste n’en finirait pas. Faute d’acheteurs américains, ces éléments architecturaux furent exposés dès 1914 dans une galerie construite au nord-est de Manhattan, galerie à laquelle il donna le nom de « The Cloisters »[3]. Il est une chose de vouloir vendre des œuvres d’art, il en est une autre que de les donner à voir. « The Cloisters » devinrent l’idée à suivre pour tous les directeurs de musées américains qui souhaitèrent exposer dans leurs institutions ces morceaux d’Europe. Aujourd’hui encore, le musée de Detroit abrite la chapelle du Château d’Herbéviller-Lannoy (Meurthe-et-Moselle), construite au XVIe siècle, acquise par le directeur William R. Valentiner, démontée pierre par pierre en 1927, reconstruite sur les bords du lac Michigan pour abriter une collection de vitraux … allemands du XVe siècle. À Toledo (Ohio) ou à Kansas City (Missouri), le Toledo Museum of Art ou le Nelson-Atkins Museum of Art offrent au regard de spectateurs étonnés des cloitres reconstitués, véritables period rooms fictives et sans caractère scientifique si ce n’est celui d’y exposer des œuvres médiévales[4].

Mais ni la grandeur de Manhattan ni celle de M. Rockefeller fils n’auraient pu souffrir d’une simple period room. Il leur fallait un period museum. Lorsque George Grey Barnard contacta John D. Rockefeller Jr pour lui vendre sa collection, il écrivit ces mots qui révèlent que la problématique de l’authenticité de l’objet ou du lieu passait dorénavant après celle de l’émotion du visiteur : « people needed a true living expression of those glorious old Abbeys and Cathedrals of the Old World here to step within… »[5]

Lettre de George Gray Barnard à John D. Rockefeller Jr, 1916, Office of the Messrs. Rockefeller records, New York City, Rockefeller Archive Center

Après avoir acquis des terrains à Washington Heights (le lieu actuel des Met Cloisters) et avoir engagé Frederick Law Olmstead (urbaniste ayant travaillé à la conception d’un certain parc au centre de Manhattan) pour les aménager, John D. Rockefeller Jr décida de les offrir à la ville de New-York, au même moment où il offrit la collection achetée à Barnard ainsi que sa propre collection d’œuvres médiévales au Metropolitan Museum. Ces achats, ces ventes et ces dons d’œuvres d’art constituent ainsi l’« origin story » de ce si singulier lieu new-yorkais. Se rendre à Fort Tryon Park, visiter « The Met Cloisters », c’est se prendre pour H.G. Wells et remonter le temps. Mais cette machine muséale ne nous ramène pas au Moyen Âge, elle nous transporte dans l’esprit d’hommes du XIXe siècle qui rêvaient à la fois de gratte-ciels et de cloitres, de modernité et d’histoire. Entrer dans cette machine c’est être témoin de la manière dont ce XIXe siècle a souhaité non remonter le temps mais romancer le temps, récréer un Moyen Âge composite, à la fois complètement faux et pour autant tout à fait vrai. Ces éléments architecturaux disparates quoique stylistiquement cousins ont ainsi permis de créer un lieu qui matérialise en tous points les questions que le festival a décidé de poser cette année avec le thème « Le vrai, le faux ». Exemple paroxystique de cette passion américaine pour les ruines du vieux continent et pour son histoire, passion aux allures de désespoir d’être un pays si jeune, « The Met Cloisters » est donc plus qu’un simple geste architectural ou muséographique : il est un lieu historique et un objet central, peut-être le plus central, des collections médiévales du Metropolitan Museum de New York.

 

Fabien Lacouture, maître de conférences en histoire de l’art moderne à l’université de Lille


[1] Voir Céline Brugeat, « Monuments on the Move: The Transfer of French medieval heritage overseas in the early twentieth century », Journal for Art Market Studies [En ligne] : https://fokum-jams.org/index.php/jams/article/view/32/97

[2] Céline Brugeat, « Monuments on the Move… », art. cit.

[3] Timothy B. Husband, « Creating the Cloisters », The Metropolitan Museum of Art Bulletin, v. 70, no. 4, 2013

[4] Mary B. Shepard, « It’s chaste beauty: cloistered spaces in Midwestern art Museum », in Christina Nielsen (éd.), To Inspire and Instruct: A History of Medieval Art in Midwestern Museums, Cambridge, Cambridge Scholars Press, 2008, p. 87-98.

[5] La lettre de Barnard à Rockefeller Jr est disponible sur le site du Rockefeller Archive Center : https://dimes.rockarch.org/objects/M7GDXVSFCh9gybgEy3nVXz/view

The Independant, Office of the Messrs. Rockefeller, New York City, Rockefeller Archive Center