Le brassage de traditions ancestrales et de modernité est revendiqué comme l’un des traits caractéristiques du Mexique. L’inventivité entre pratiques anciennes et formes nouvelles se voit dans tous les domaines artistiques, de l’architecture aux arts décoratifs et au design, des arts visuels aux arts théâtraux, du cinéma aux arts populaires. Il n’est donc pas étonnant que l’art mexicain occupe aujourd’hui une place centrale sur la scène mondiale, elle-même tournée à la fois vers l’expression d’une identité locale et vers le métissage culturel. Décrire cette rencontre comme une continuité heureuse entre passé et présent serait injuste, cependant. L’histoire du Mexique ne se raconte pas sans que la violence fasse irruption dans ce récit. Il n’y a pas de mots suffisants pour rendre compte de la destruction qu’a provoquée la conquête européenne. Aussi, la société mexicaine a pendant longtemps souffert des clivages sociaux et politiques internes. Mais malgré tout, l’art mexicain joue sur tous les registres pour « réparer » ces blessures, souvent avec humour, toujours avec passion.
Pour nous faire une première idée de la nature des collections d’art mexicain ancien en France, nous avons feuilleté le catalogue collectif des musées, mis en ligne par le Ministère de la culture[1]. Cette petite enquête réserve parfois des surprises.
Nous avons été surpris, par exemple, d’y trouver un nombre important de figurines Aztèques, conservées au Musée de la vallée de Barcelonnette, qui ont été rapportées par des habitants de la vallée d’Ubaye après qu’ils aient eu fait fortune au Mexique à la fin du XIXe siècle.[2] Ou encore d’apprendre que l’une des plus anciennes pièces d’art colonial, une mosaïque de plumes sur bois, exécutée vers 1535 par des artisans aztèques sous la direction de moines franciscains et représentant La Messe de Saint Grégoire se trouve au Musée des Amériques de Auch. Ce tableau en plumasserie est un étonnant mélange entre savoir-faire local et art missionnaire. Mais comme il est triste de lire qu’il est « à la fois un des tout premiers tableaux chrétiens du nouveau monde et probablement une des dernières productions de l’art aztèque. »[3] en 1535 ! A peine quinze ans après la conquête de Tenochtitlan par Cortés et la fin du règne de Motecuhzoma !
C’est à travers la photographie archéologique documentaire, dont d’importantes collections répertoriant les grands complexes religieux sont préservées dans les fonds documentaires de la Bibliothèque nationale de France, du musée du Quai Branly et à de la Bibliothèque de l’INHA, que l’on peut le mieux découvrir l’ampleur et la richesse du patrimoine ancestral du Mexique.
En nous plongeant dans les collections ethnographiques décrites dans le catalogue du Musée du Quai Branly, nous avons été enchantés par la foule de masques, poteries, textiles, vanneries, objets religieux qui forment un fabuleux témoignage de l’inventivité et de la richesse de l’art artisanal dans cette région durant des millénaires. Comme dans la plupart des collections françaises d’objets d’origine non-européenne, le musée rassemble des pièces de provenances très diverses : campagnes archéologiques, acquisitions sur le marché de l’art, donations privées, etc.[4] Notre regard s’est arrêté sur ce masque Totonaque, rentré dans les collections du Musée de l’Homme en 1966. Sa date de fabrication est inconnue, mais les longs crins de cheval qui servent à réaliser la barbe et les moustaches, attachés au visage, sont un merveilleux exemple de ce qui est appelé « l’art du contact » au Mexique.
Au cours de cette prospection nous nous sommes aussi rendu compte que pour des non-spécialistes la diversité des populations autochtones ou indigènes qui ont peuplé cette partie de l’Amérique latine disparaît derrière quelques grands exemples comme les cultures Maya, Toltèques et Aztèques. Le moteur de recherche du musée du Quai Branly ne révèle pas moins de vingt-deux cultures dont plusieurs vivent toujours actuellement sur le territoire mexicain. De ce regard mal informé résulte un embrouillement géographique et chronologique inexcusable qui nous empêche de percevoir toute la richesse et la diversité de l’art mexicain. La notion de culture autochtone » ou « indigène » a longtemps servi comme un grand filet dont les mailles sont trop espacées pour sauvegarder l’identité et l’héritage des cultures individuelles. Nous avons beaucoup à apprendre.
Autre témoignage : Le musée de Bordeaux conserve dans ses collections une gravure d’après une composition de l’artiste néerlandais Maarten Van Heemskercke, extrait de l’ouvrage offert à l’empereur Charles V au moment de son abdication en 1556. Son iconographie est féroce. A l’avant-plan, le rituel sacré du sacrifice humain, transformé en scène presque onirique de terreur et de boucherie, dans le lointain, des navires qui s’approchent et des pelotons de soldats ont déjà débarqué et se sont mis en marche pour conquérir les terres. La légende n’a pas besoin de commentaire : Antehac humanis vescentes carnibus indi iam domiti invictis mitescunt caesaris armis (« Les Indiens qui se nourrissaient, auparavant, de chair humaine désormais réduits par les armées invincibles de l’Empereur se civilisent. »). La manière dont le processus de civilisation est mis en scène comme le sauvetage d’un peuple en train de s’autodétruire, nie ce qui s’est réellement passé. La violence de l’image projette sur l’autre ce dont les colons sont eux-mêmes coupables.
Plus de trois cents ans tard, au moment où le Second Empire mexicain soutenu par Napoléon III pris fin en 1867, la confrontation radicale entre mondes « civilisés » et « non-civilisés » est toujours à l’œuvre dans cette image d’Epinal qui circulait à de nombreux exemplaires dans les foyers français et dont un exemple est conservé dans les fonds du MUCEM. Elle a été publiée avec le commentaire « L’exécution de l’infortuné Maximilien vient de marquer le Mexique d’un sceau funèbre (…) Ainsi finit ce drame lugubre qui a jeté la consternation dans tout le monde civilisé ». Il fait mal de voir résumé la lutte pour une démocratie républicaine dans ces termes. Lorsque Edouard Manet peint sa version du drame autour du même moment en s’inspirant des images de ce type, il adopte d’abord le scénario officiel de l’exécution de Maximilien par un peloton de soldats mexicains. Dans un second temps, il change les costumes des fusilleurs en uniformes françaises, indiquant ainsi la responsabilité de la France dans ce drame. L’histoire se joue de tous les côtés.
Le Mexique devient une véritable terre de photographes à partir du moment où le pays gagne une certaine stabilité politique et s’ouvre à la modernité. La vie quotidienne, des scènes de villes et de campagnes et le territoire mexicain dans toute son étendue deviennent la matière de l’objectif photographique. Manuel Alvarez Bravo, Henri Cartier-Breton, Gisèle Freund, Tina Modotti, André Kertész, la liste est longue. Ensemble avec les fonds de revues historiques mexicaines et le fonds Taller de Gráficà Popular à la Bibliothèque Kandinsky, le Centre Pompidou offre une source très riche sur le Mexique comme territoire d’expérimentation au XXe siècle. Parmi toutes ses images, c’est le portrait par la grande photographe Graciela Iturbide, Nuestra Señora de las Iguanas, Juchitán, Oaxaca, 1979 qui a retenu notre attention.
Ce petit exercice de ‘prospection’ de terrain, forcément incomplet, ne peut se clore sans faire référence à deux œuvres d’artistes emblématiques dont nous aurons le plaisir d’en apprendre davantage au festival, un petit tableau de Frida Kahlo The Frame, dans la collection du Musée national d’art moderne, un autoportrait inséré dans un cadre sous-verre de fabrication artisanale, qui a été acheté par l’Etat au moment du séjour de l’artiste en France en 1939. L’autre, La DS de Gabriel Orozco, 1993, dans les collections du Fonds national d’art contemporain. Objets « trouvés », chacun montre à sa façon l’extraordinaire liberté d’appropriation que possèdent les artistes mexicains.
[1] https://www.pop.culture.gouv.fr/
[2] Voir l’ouvrage Emile Chabrand, Le tour du monde d’un Barcelonnette, commentaires et notes par Hélène Homps-Brousse et Pascal Morgne, Editions Gingko, 2013.
[3] https://musees-occitanie.fr/oeuvre/la-messe-de-saint-gregoire/
[4] Le Musée du Quai Branly a hérité les collections méso-américaines du Musée de l’homme, elles-mêmes composées de pièces provenant du Musée ethnographique du Trocadéro, issue entre autres de la collection privée du linguiste et ethnologue Alphonse Louis Pinart, du Muséum national d’Histoire naturelle et du fonds du fameux « musée mexicain », approvisionnée par l’antiquaire André Eugène Boban-Duvergé. Souvent les connaissances lapidaires avec lesquelles les premières collections extra-européennes se constituent à l’origine compliquent le travail des conservateurs aujourd’hui. L’histoire du collectionnisme d’œuvres mexicaines ne fait pas exception. Selon Barthélémy Glama, conseiller au Musée du Louvre, qui prépare une thèse sur la transformation du Louvre en musée encyclopédique par l’archéologie coloniale entre 1830-1870, l’histoire détaillée du musée mexicain reste en grande partie à écrire. Installé dans une salle au rez-de-chaussée au sein du Musée du Louvre en 1850, il fut obligé de déménager à plusieurs reprises avant d’être démantelé et les œuvres stockées puis données au Musée du Trocadéro. Mais de temps en temps des trouvailles se font encore dans les réserves du musée aujourd’hui.