L’azulejo portugais : patrimoine, mémoire et identité

[Extrait de la discussion « L’azulejo portugais : patrimoine, mémoire et identité », entre Rosário Salema de Carvalho et Alexandre Pais, menée par Alexandra Curvelo, publié dans Perspective : actualité en histoire de l’art, no 1, 2021, p. 41-60.

Traduit du portugais par Élodie Dupau.]

L’azulejo est l’une des expressions artistiques les plus spécifiques et singulières du Portugal. C’est d’ailleurs l’un des mots qui vient tout de suite à l’esprit lorsque l’on pense à l’art et à la culture de ce pays, ainsi qu’aux termes qui la désignent et qui la représentent. Le seul qui lui fait concurrence est, peut-être, le mot fado. Ce tandem est intéressant car les deux termes se présentent comme les éléments essentiels d’une image et d’un discours bâtis sur l’identification de traits caractéristiques de la culture portugaise, et même d’une façon d’« être » portugais. Porteurs d’une charge imagière et symbolique considérable, ils s’ancrent dans l’idée et l’imaginaire d’un patrimoine, d’une mémoire et d’une identité culturelle nationaux, qu’ils nourrissent à leur tour. Étant difficiles à traduire (dans le cas de fado, d’ailleurs, c’est impossible), on préfère les employer en portugais : traduire azulejo par « carreau » en français ou tile en anglais entraîne une perte et revient à éliminer dès l’énoncé la racine même de la mémoire de l’azulejo au Portugal.

Issu du mot arabe al-zuleij, qui signifie « pierre polie », l’azulejo renvoie à une période où quasiment toute la péninsule Ibérique était sous domination musulmane et portait le nom d’Al-Andalus – une période qui a débuté en 711 et duré près de huit cent ans, jusqu’à la prise de Grenade, en 1492. Au Portugal, la reconquête chrétienne s’est achevée plus tôt qu’en Espagne avec la reconquête définitive de Silves en 1253, soit plus de quarante ans avant le traité d’Alcañices (1297), qui fixa les frontières entre les royaumes portugais et castillan. Les traces de la présence arabe dans la péninsule Ibérique ont cependant largement dépassé la chronologie et les frontières politiques établies par ces évènements. Profondément enracinées dans la culture et la vie péninsulaires, surtout dans sa région la plus méridionale, aujourd’hui elles ont donné lieu à une identité propre qui se manifeste dans la langue, dans la musique, dans l’architecture et le travail de menuiserie qui lui est associé – les plafonds à caissons sculptés en sont un bel exemple –, dans le mobilier, dans le lien existant entre les espaces d’habitation et les cours et jardins, et tout particulièrement dans l’azulejo et son utilisation qui  n’a jamais passé de mode.

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Azulejos figuratifs, XVIIe siècle, palais Fronteira, Lisbonne (Benfica). photo © Paulo Cintra Caldas & Laura Castro Caldas

– Alexandra Curvelo. Le grand public associe surtout la production azulejar portugaise au xviiie siècle et à l’azulejo bleu et blanc. Cette production apparaît à la fin du xviie siècle et découle en partie des commandes passées à la Hollande, qui ont eu un impact sur le goût des clientèles nationales et dont les peintures bleues sur blanc évoquent l’influence de la porcelaine chinoise. Cette nouvelle esthétique, l’une des « images de marque » de l’azulejo portugais, a assurément modifié la production azulejar au Portugal et ouvert, dans le premier quart du xviiie siècle, ce que l’historiographie appelle le « Cycle des maîtres », avec l’apparition des premières compositions signées.

Pourtant les recherches de ces vingt dernières années, auxquelles le Museu nacional do azulejo (MNAZ) a contribué de façon décisive, notamment à travers plusieurs expositions temporaires et la publication de catalogues, ont révélé l’importance et la singularité de l’azulejo du xviie siècle. D’ailleurs, il est intéressant d’observer comment ce siècle, dont l’image a longtemps été assombrie par contraste avec les xvie et xviiie siècles, presque comme s’il s’agissait d’un « Moyen Âge » entre deux moments brillants, a été revalorisé. Dans le cas de l’art et de la culture portugais, quelles sont les grandes lignes de cette nouvelle approche ?

– Alexandre Pais. Je crois que l’azulejo du xviie siècle est peut-être le meilleur marqueur des convulsions de son temps, offrant les indices les plus révélateurs. Pendant la période de l’Union ibérique (1580-1640), la production d’azulejos a fleuri au Portugal, ce qui indique un éloignement de la production hispanique, et surtout de ses principaux concurrents : les poteries de Talavera. Les ateliers de poterie portugais ont œuvré à créer une azulejaria aux motifs majoritairement géométriques et de plus en plus complexe ; dans la profusion de ses combinaisons on identifie encore aujourd’hui des nouveautés, malgré un inventaire systématique mené, surtout, par João Miguel dos Santos Simões. Dans la production céramique nationale, comme dans d’autres domaines artistiques, on voit apparaître une résistance qui se traduit par la création d’une identité s’affirmant face à une Union ibérique peu à peu contestée par une faction de la société portugaise. On peut aussi observer cette dimension in situ dans des lieux comme le palais Fronteira, à Benfica, ou sur des panneaux d’azulejos qui sont aujourd’hui, décontextualisés, conservés dans les collections du MNAZ ou du musée Berardo, à Estremoz.

Après la restauration de l’indépendance, l’azulejaria témoigne du manque de financement et de matières premières dans le Portugal de l’époque. On remarque, par exemple, l’utilisation de matériaux moins onéreux et la quasi-disparition du bleu d’oxyde de cobalt, le pigment céramique le plus onéreux à l’époque, qui y est remplacé par des oxydes plus accessibles dont l’extraction est probablement locale, mais les résultats moins heureux. L’emploi de l’oxyde de cobalt, qui redevient notable dans la production de la fin de ce siècle et surtout du siècle suivant, correspond de fait à la période dorée de la découverte des mines au Brésil. Elle ouvre un nouveau moment de l’histoire du Portugal, dont le luxe et l’ostentation sont comparables, bien que différemment, à ceux qui marquent la première moitié du xvie siècle. Autrement dit, il n’y a pas un xviie siècle dans l’azulejaria, mais bien des moments qui suivent le cours de l’histoire.

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Plafond à caissons sculptés de la cathédrale Notre-Dame-de-l’Assomption, début du XVIe siècle, Funchal, île de Madère. © Ricardo Faria Paulino / Direção regional de cultura, Funchal
Décor (détail) de la chapelle du palais de Santos, actuelle ambassade de France à Lisbonne. © photo Museu nacional do azulejo / Inês Aguiar

– Alexandra Curvelo. Vous avez tous deux évoqué, et c’est intéressant, l’azulejaria contemporaine, ou plus précisément la présence de l’azulejo, et sa réinvention permanente, dans le panorama de l’art contemporain portugais, ici comme à l’étranger. J’aimerais que vous développiez un peu ce sujet, qui me semble fondamental pour ce débat.

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– Alexandre Pais. Dans le processus de construction de la tradition azulejar au Portugal, un point semble évident : c’est sa capacité à traverser les siècles. […] À la fin du xxe siècle, presque toutes les grandes fabriques traditionnelles d’azulejo du Portugal, des unités de production dont beaucoup avaient été fondées sur le site d’ateliers de poterie dont l’origine remonte aux xviie et xviiie siècles, ont disparu. Ces fermetures sont le fruit d’une transformation graduelle qui, par ricochet, a réduit à un niveau résiduel les commandes publiques d’azulejos, dont la présence s’était déjà raréfiée dans les espaces portugais de la seconde moitié du xxe siècle. Puis les crises économiques qui ont ponctué les vingt premières années de ce nouveau millénaire sont survenues. Malgré ces conditions adverses, de petites bulles de production existent, qui apportent très souvent de nouveaux langages et de nouvelles méthodes dans la construction esthétique de l’azulejo au Portugal. D’une certaine façon, nous vivons une époque de défis économiques, un contexte proche, pour faire une comparaison rapide, de celui du xviie siècle, après la restauration de l’indépendance du Portugal. Or c’est justement dans le creuset de cette conjoncture qu’est né un moment glorieux de production, un moment qui se révèle aujourd’hui décisif pour définir ce qui est désormais perçu comme l’apogée de l’azulejaria au Portugal : les vastes ensembles en bleu et blanc qui marquent le paysage architectural du Baroque portugais.

Nous assistons bien aujourd’hui à l’introduction de nouveaux langages. Ces esthétiques moins confinées à une production d’auteur, plus ouvertes à un dialogue accessible à différents segments de la société, dont le renouvellement ne permet pas de distinguer clairement l’avenir, nous laissent pressentir un moment de réinvention. Les multiples propositions de l’azulejaria contemporaine semblent marquées par l’intégration de moyens d’expression techniques, comme la photo-impression, qui crée des motifs semblables à la publicité ; la photo-mosaïque, avec la construction d’images de plus grande dimension à partir d’azulejos industriels qui ne sont plus produits ; la déconstruction d’images en motifs fonctionnant comme des pixels, qui permet d’élaborer des dessins sur des surfaces étendues fonctionnant comme l’écran d’un ordinateur ; la composition d’unités de motifs à partir de graffiti qui paraissent former de loin, une fois organisées, des dessins d’ensemble, mais qui recèlent des surprises pour les yeux plus attentifs ; l’introduction d’éléments en trois dimensions, qu’il s’agisse de morceaux de textile ou de formes géométriques, entraînant la création de plans en relief dans une exubérance jamais vue depuis les expériences du xvie siècle ou les revêtements de façades du xixe siècle et qui, dans certains cas, entendent recréer du mouvement et accueillent des éléments peints révélant, selon l’angle de vision, la construction de mots. De nos jours, les azulejos ne sont pas tous peints. Certains présentent un motif imprimé, ce qui est parfois vu comme un détournement de la véritable essence de l’azulejaria ; d’autres artistes cherchent à y intégrer des possibilités de changement chromatique selon les changements de lumière et de température ambiante. Quelques expériences tentent aussi d’intégrer et d’amplifier le son dans les surfaces revêtues d’azulejos. On pourrait encore en citer d’autres, mais je pense que les exemples mentionnés montrent bien la dimension expérimentale actuelle. Je crois que tous les moments de transformation portent en eux l’excitation de l’inconnu et de la nouveauté de la création, mais la diversité de propositions à laquelle nous assistons aujourd’hui dans l’azulejaria au Portugal paraît plus viscérale que jamais. Des artistes étrangers demandent à travailler dans les rares unités de fabrication encore actives pour apprendre des techniques, apporter des esthétiques et des langages différents et rapporter dans leurs pays un brin de cette intuition portugaise que l’on retrouve dans le caractère apparemment inépuisable du travail de l’azulejaria. Si nous vivons à tous les niveaux des moments qui nous imposent des défis et qui transforment le monde et notre perception de la place que nous y occupons, il me semble manifeste que l’azulejaria au Portugal cherche à s’y ajuster et à occuper la place qu’elle a toujours eue : celle de témoin de notre sensibilité et de notre capacité d’adaptation au futur.

Adriana Varejão, Celacanto provoca maremoto [Le cœlacanthe provoque les raz-de-marée], 2004, huile et enduit sur toile, 440 × 1 320 cm (4 × 12 toiles, 110 × 110 cm chacune), dans l’exposition « Chambre d’échos / Câmara de ecos », Paris, Fondation Cartier pour l’art contemporain, 2005. © Adriana Varejão, avec l’aimable autorisation de l’artiste / photo © Patrick Gries