Itinérances artistiques et hybridations des formes dans les arts décoratifs au Portugal et au-delà des mers (XVIe-XVIIe siècles)

[Extrait de « Itinérances artistiques et hybridations des formes dans les arts décoratifs au Portugal et au-delà des mers (XVIe-XVIIe siècles) », par Céline Ventura Teixeira, publié dans Perspective : actualité en histoire de l’art, no 1, 2021, p. 133-154]

Dès 1497, les navires de la Carreira da Índia ont assuré l’acheminement d’hommes et de marchandises de Lisbonne aux îles Ryūkyū. Ville à la croisée des mondes, Lisbonne se situe aussi à la croisée des savoir-faire tant les objets qui y sont échangés et les processus créatifs qui leur sont attachés sont divers. Entre les XVIe et XVIIe siècles, les arts décoratifs connaissent un épanouissement singulier, représentatif des contacts établis dans les territoires ultramarins. Tandis que les ateliers indiens, chinois, japonais ou béninois reçoivent des commandes où la tradition locale se mêle aux formes européennes, les artisans portugais se confrontent à des ouvrages présentant de nouvelles techniques (porcelaines, laques, tapis) et à des matériaux exogènes (bézoards, coquillages, nacre ou écailles de tortue) qu’ils intègrent à leur tour dans leur production. De leur simple importation à leur réélaboration, ces « objets de mémoire » se situent à la rencontre de cultures visuelles et déploient de nouveaux langages aux formes recomposées.

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Atelier portugais, assiette, XVIIe siècle, faïence, diam. 36,7 cm, Lisbonne, Museu nacional de arte antiga, inv. no 2391 Cer. Photo © Carlos Monteiro

Des objets pèlerins, définitions et enjeux

Dans son article intitulé « Lights on the Antipodes: Francisco de Holanda and an Art History of the Universal », Alessandra Russo délivre une analyse sur les arts réalisés dans les « antipodes » – ces territoires jusqu’alors inconnus – à travers le témoignage de Francisco de Holanda, figure incontournable de la Renaissance portugaise. Le regard qu’il porte sur les œuvres d’art produites en Afrique, en Asie et dans les Amériques redéfinit l’art sous une perspective universelle, abolissant l’idée de transmission d’excellence artistique (Russo, 2020). Les ivoires de Ceylan, les colchas da Índia, les éventails, la joaillerie, les porcelaines de Chine témoignent d’un savoir-faire inédit éveillant l’intérêt et se disséminant dans les sociétés européennes du XVIe siècle.

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La dissémination de ces objets est également liée à l’attrait qu’ils ont exercé. Le plaisir de posséder des biens originaux pour orner les intérieurs ou les corps entre en corrélation avec un autre phénomène, lié à la réception de ces objets d’art. L’éventail japonais est en cela emblématique d’un changement d’usage. Initialement utilisé par les samouraïs, les shoguns et les daïmios, l’éventail devient un accessoire de distinction incontournable pour les dames de la cour, avec lequel elles parachèvent leur toilette. Son introduction est notamment due à la présence de Bernardo, disciple du jésuite François Xavier, et premier Japonais à se rendre sur le continent européen en 1552. Achetés au nombre de quarante par dona Catarina en 1561, les lequios, en provenance du Japon ou des îles Ryūkyū, étaient offerts aux favorites de la reine (Gschwend, 2017 ; Alferes Pinto, 2018). Les portraits d’infantes et de princesses laissent entrevoir ce goût pour un tel atour. Doña Juana de Austria (1535-1573), María Manuela de Portugal (1527-1545) ou encore Isabel Clara Eugenia (1566-1633) participent notamment de cette diffusion entre les cours portugaise et espagnole, alors réunies sous un même sceptre.

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La joaillerie d’Asie produit également des objets dont les métamorphoses sont directement liées au goût du moment. Réalisés dans le Sud de l’Inde ou à Ceylan, les pendeloques, bagues et autres bracelets datant du XVIe siècle sont aujourd’hui très rares. Soumises aux aléas du goût et des modes, ces pièces furent très souvent modifiées au fil du temps ou fondues si le contexte financier le nécessitait (Crespo, 2017). Le commerce des pierres précieuses et des perles entre l’Asie et le Portugal a été très dynamique, en témoignent les quantités se déversant dans le port de Lisbonne qui ont approvisionné les ateliers d’orfèvre et de joailliers de la capitale. En provenance des mines de Golkonda (Crespo, 2014), les gemmes et les diamants indiens ont été travaillés et remontés suivant d’autres techniques au Portugal. Se différenciant du savoir-faire kundan (Gschwend, 2015-2016) propre aux ateliers indiens et reconnaissables par un jeu d’incrustation des pierres, les travaux des ateliers portugais suivent quant à eux un modèle ornemental européen caractéristique de la période. Si les portraits de monarques et de nobles illustrent le goût et la recherche de ces gemmes, leur représentation permet aussi de formuler visuellement le façonnement matériel et artistique de ces pierres précieuses. Ce voyage au-delà des mers est également à l’origine de l’arrivée de matériaux méconnus appartenant aux règnes animal, organique, végétal et minéral. Bézoards, nacre, écaille de tortues, plumages, coquille de nautile, corne de rhinocéros sont autant de naturalia que les artisans européens « transforment » (Fennetaux, Miller Blaise, Oddo, 2020). Leur essence première laisse place à un façonnement élaboré, propre aux artificialia.

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Atelier de Ceylan ou du Portugal, pendentif cruciforme, fin du XVIe siècle, or et saphir, Lisbonne, Museu nacional de arqueologia, inv. no CNANS 04673.01.004.

Imitation, mélange et hybridité

Les terminologies jusque-là employées pour qualifier les phénomènes d’interprétation des modèles, de reconstructions visuelles se sont révélées très souvent impropres. « Influence », « assimilation », « exotique » sont autant d’expressions qui laissent entendre un nivellement, une subalternité entre les acteurs à l’origine de ces productions.

L’interaction culturelle s’exprime dans l’échange de savoirs et l’adoption de techniques artistiques étrangères. Dès la fin du XVIe siècle, l’élégance des porcelaines de la période Wanli séduit et génère une forte demande à l’échelle européenne, devenant un véritable parangon ornemental et esthétique. L’impact des porcelaines sur la fabrication de faïence au Portugal trouve dans la thèse d’Alexandre Nobre Pais une analyse fine révélant plusieurs mécanismes d’imitation des répertoires figuratifs et ornementaux développés dans les porcelaines et adaptés sous le pinceau des faïenciers portugais (Nobre Pais, 2012). […] Depuis Lisbonne, l’imitation de porcelaines chinoises se propage au point que certains faïenciers, tant portugais qu’espagnols, se spécialisent dans la vaisselle « à la mode de Chine » (Ventura Teixeira, 2019). La capitale portugaise affiche une production dynamique, comme en témoigne la soixantaine de fours existants au milieu du XVIe siècle.

Atelier indo-portugais de Goa ou Cochin, coupe de rhinocéros, 1558-1565, corne de rhinocéros et vermeil, 21 cm, Naples, Museo e Gallerie di Capodimonte, inv. no 10350 – 1870 AM. photo © Luciano Pedicini

Extrait de la bibliographie 

– Alferes Pinto, 2018 : Carla Alferes Pinto, « Entre a Ásia e a Europa: representação e consume artístico da Infanta D. Maria (1521-1577) », dans Isabel Soares de Albergaria, Duarte Nuno Chaves (dir.), Viagens, produtos e consumos artísticos. O espaço ultramarino português (1450-1900), Lisbonne, CHAM, 2018, p. 9-27.

– Crespo, 2014 : Hugo Miguel Crespo, Jóias da Carreira da Índia, Lisbonne, Fundação Oriente, 2014.

– Crespo, 2017 : Hugo Miguel Crespo, « Joalharia entre a Ásia e a Europa », dans Gschwend, Lowe, 2017a, p. 216-217.

– Fennetaux, Miller Blaise, Oddo, 2020 : Ariane Fennetaux, Anne-Marie Miller Blaise et Nancy Oddo (dir.), Objets nomades : circulations matérielles, appropriations et formations des identités à l’ère de la première mondialisation (XVIe-XVIIIe siècles), Turnhout, Brepols, 2020.

– Gschwend, 2015-2016 : Annemarie Jordan Gschwend, « A Global Thimble in the Renaissance. Regal Needlecases, Sewing Implements and Thimbles from Ceylon for Catherine of Austria, Queen of Portugal », Museu, IVe série, no 22, 2015-2016, p. 11-19.

– Gschwend, 2017 : Annemarie Jordan Gschwend, « Fazer compras na Rua Nova dos Mercadores », dans Gschwend, Lowe, 2017a, p. 134-143.

– Gschwend, Lowe, 2017a : Annemarie Jordan Gschwend, Kate J. P. Lowe (dir.), A cidade global: Lisboa no Renascimento / The Global City: Lisbon in the Renaissance, cat. exp. (Lisbonne, Museu nacional de arte antiga, 2017), Lisbonne, Museu nacional de arte antiga / Imprensa nacional – Casa da Moeda, 2017.

– Nobre Pais, 2012 : Alexandre Nobre Pais, « “Fabricado no Reino Lusitano o que antes nos vendeu tão caro a China”: a produção de faiança em Lisboa, entre os reinados de Filipe II e D. João V », thèse de doctorat, Lisbonne, Universidade Católica Portuguesa, 2012.

– Russo, 2020 : Alessandra Russo, « Lights on the Antipodes: Francisco de Holanda and an Art History of the Universal », The Art Bulletin, vol. 102, no 4, 2020, p. 37-65.

– Ventura Teixeira, 2019 : Céline Ventura Teixeira, L’Azulejo, la genèse d’un art : regards croisés sur les ateliers de la péninsule Ibérique au temps des Philippe (1556-1668), Paris, Éditions Mare et Martin, 2019.