Images postcoloniales : de la révolution des Œillets aux processus d’indépendance. Ouvrages de propagande, de résistance et de liberté (1974-1984)

[Extrait de « Images postcoloniales : de la révolution des Œillets aux processus d’indépendance.

Ouvrages de propagande, de résistance et de liberté (1974-1984) », par Susana Lourenço Marques, publié dans Perspective : actualité en histoire de l’art, no 1, 2021, p. 231-246.

Traduit du portugais par Thomas Resendes.]

Sérgio Guimarães (dir.), As Paredes na revolução (double page), Lisbonne, Mil Dias, 1978. photo © Dinis Santos

Au cours des quarante-huit années de dictature, la photographie et le cinéma ont été deux outils essentiels de la diffusion idéologique de l’Estado novo, notamment grâce à la mise en œuvre de la « politique de l’esprit », le programme culturel créé par António Ferro afin de définir les orientations esthétiques et le modèle de propagande culturelle du régime. Transformés en outils d’exaltation impérialiste, la photographie et le cinéma ont été utilisés dans des mises en scènes apologétiques démontrant l’ambition et la modernité des réformes politique, économique, culturelle et technologique du pays et de ses territoires ultramarins.

Les politiques répressives menées contre la création et les procédés de légitimation artistique mis en œuvre pendant la dictature – comprenant des logiques de censure et divers mécanismes de surveillance et d’interdiction –, ont été contrebalancés par un solide programme de contrôle et de réglementation du secteur de l’édition, entre autres à travers la création d’une industrie d’imprimerie portugaise, reconnue comme vecteur de propagande et instrument de création patriotique. Dans un contexte de fort analphabétisme de la population portugaise, l’Agence générale des colonies et le Secrétariat national de la propagande (SPN) étaient chargés de propager les succès de la mission coloniale auprès du peuple portugais et des puissances européennes.

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Livres et photographies : protestation, résistance et liberté (1974-1984)

Dès 1974, on assiste à une intense production de publications et d’expositions d’images mettant en avant la rupture et les tensions avec le régime dictatorial et le passé colonial. On observe notamment une transformation progressive des modèles de circulation et de légitimation, tant sur le plan des présupposés esthétiques et du propos auctorial que sur celui des formats d’expositions et d’éditions, en parfaite cohérence avec la révision des conditions de production artistique et l’ouverture à l’expérimentation et à la recherche qui se déploie dans leur interaction.

La fin de la censure et l’accès de la population à un champ de textes et d’images auparavant interdits sont deux facteurs décisifs du changement de stratégie et de l’autonomie des pratiques éditoriales au Portugal. Plus précisément, les livres illustrés constituent une iconographie active de la protestation et de la résistance. Ils illustrent l’enthousiasme croissant et caractéristique de cette période au cours de laquelle, selon l’étude de Flamarion Maués Silva, soixante-sept maisons d’éditions spécialisés dans les ouvrages à caractère politique ont été créées au Portugal : « quarante-huit d’entre elles pouvant être qualifiées de maisons d’édition de la révolution, leur apparition et leur activité coïncidant avec le processus révolutionnaire de 1974 ». À l’intérieur de cet univers figurent des publications anarco-satiriques comme O livrinho vermelho do galo de Barcelos (1975) ou Os Salazarentos (1975), mais aussi des essais photo-littéraires comme O Último Dia da Pide (1974) du Movimento democrático do Porto (avec des photographies d’António Amorim, des poèmes d’Orlando da Costa, Fernando Assis Pacheco, Luísa Ducla Soares et des témoignages d’ex-prisonniers politiques), ou encore Uma Certa Maneira de Cantar (avec un reportage photographique de Costa Martins sur la réforme agraire et des poèmes de José Gomes Ferreira et Ary dos Santos), qui forgent et véhiculent de diverses manières le désir d’émancipation et la fin d’une longue période de subordination.

De façon moins constante mais tout aussi vigoureuse, il faut noter l’activité éditoriale menée par les mouvements indépendantistes en Angola ou au Mozambique, aux objectifs de propagande évidents, à laquelle s’ajoute le point de vue de photoreporters indépendants qui ont documenté le processus de décolonisation, au service des agences de presse internationale. Des ouvrages tels que With Freedom in their Eyes (1976), un reportage photographique du cinéaste et photographe américain Robert Kramer qui recoupe son film Scenes from the Class Struggle in Portugal (1977), réalisé au lendemain de la révolution des Œillets ; Bilder aus Angola (1979) de la photographe allemande Jochen Moller ; Landet är vårt, broder: en bok om Angola (1979) du photographe suédois Sven Åsberg ; ou Woods, Spirits and Warriors (1976) du photographe japonais Tadahiro Ogawa sont autant de témoignages caractéristiques du contexte social et politique de ces pays, des processus de transition des pouvoirs, mais aussi de l’intérêt qu’ils ont suscité et de leur influence à l’échelle internationale.

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José Marques, As Paredes em liberdade (première de couverture), Lisbonne, Editorial Teorema, 1974. photo © Dinis Santos
José Marques, As Paredes em liberdade (double page), Lisbonne, Editorial Teorema, 1974. photo © Dinis Santos

Du Portugal au Mozambique : décolonisation des murs et liberté d’expression

Toutes les tentatives de démocratie participative, quelle que soit leur forme, qui ont eu lieu durant le Processus révolutionnaire encours (PREC) se sont appropriées la rue de façon spontanée et volontaire. Elles l’ont toutes revendiquée comme un espace de dissémination des mots et des images postrévolutionnaires, que ces mouvements soient populaires, associatifs, ou orientés par le Mouvement des forces armées – notamment, avec la création des « campagnes de dynamisation culturelle » pilotées par la Comissão dinamizadora central (CODICE).

Dans tout le pays, ces actions collectives ont marqué la détermination populaire d’un accès à la liberté d’expression. Grâce au placardage d’affiches, d’autocollants ou de slogans improvisés sur les murs et à la création de peintures murales plus complexes, comme celles réalisées à Lisbonne (le 10 juin 1974), à Viseu (en avril 1975), ou à Évora (les 5 et 6 juillet 1975). De nombreuses peintures murales et autres impressions graphiques de la révolution ont été sauvées grâce au cinéma et à la photographie, ce qui a permis de garantir leur visibilité et leur prévalence dans le temps. Leur publication sous forme d’ouvrages, à l’instar d’œuvres comme Les murs ont la parole (1968) du reporter Julien Besançon ; Pintadas del referendum (1977) du collectif Diorama ; ou encore The Writing on the Wall (1976) du photographe anglais Roger Perry, nous offrent une cartographie et un inventaire historique essentiels à leur examen et analyse. As Paredes em Liberdade est un ouvrage publié en août 1974 par la nouvelle maison d’édition Editorial Teorema, dont la conception graphique revient à Fernando Felgueiras et Amélia Afonso. Il rejoint la collection « Lobo Mau », présentant cent quarante-huit pages de photographies prises par José Marques, des slogans et les mots d’ordre inscrits sur les murs de Lisbonne entre mai et juin 1974. Le livre s’ouvre sur un texte court et anonyme, qui fait directement référence aux médias de presse clandestine : « reflet saisissant de la conscience politique, du non-conformisme, d’une soif de liberté au cœur de l’oppression ».

L’appropriation de l’espace public pour la diffusion de messages contestataires et politiques provoque des revendications contradictoires et des délations réciproques, ce moyen étant utilisé par les diverses structures partisanes de gauche et de droite. La seconde partie du livre revient particulièrement sur les slogans de rejet ou d’approbation de la guerre coloniale et sur le soutien ou la dénonciation du processus de décolonisation. Certaines formules comme « Guerre coloniale = Guerre du Capital », ou « Pas un soldat de plus pour la guerre coloniale » signées par la Liga comunista internacionalista ; ou « PAIGC [Partido africano para a independência da Guiné e Cabo Verde] Vaincra ! » par le Partido comunista português ; « Décolonisation, oui ! Cessez le feu, oui ! Dialogue, oui ! Capitulation, jamais ! » signée par le Partido popular monárquico ; ou encore « Fin de la guerre coloniale ! Retour des soldats ! » du Movimento democrático português / Comissão democrática eleitoral, sont autant d’exemples des messages contradictoires ayant permis à la société portugaise de se sensibiliser au problème de la décolonisation, sans craindre la censure.

Dans son essai de design graphique Pode-se escrever com isto, l’artiste Ernesto Melo e Castro décrit une exceptionnelle « flambée de visualisme populaire » qui occupe activement les rues :

« Écrire sur les murs est un geste révélateur de la liberté d’un peuple. C’est une manifestation collective de la puissance de sa volonté. […] Le Portugal s’est transformé en un immense poème visuel, qui se transformait, chaque jour, pendant deux ans, car tout le monde savait écrire et tout le monde écrivait ; car tout le monde savait lire et tout le monde lisait. »

As Paredes na revolução, publié en 1978 à l’initiative de Sérgio Guimarães aux éditions Mil Dias, poursuit l’enregistrement de ce patrimoine éphémère. Au moyen d’une frise qui rassemble quatre photographies sur une double page, les peintures murales emblématiques et les gravures de rue se croisent pour former un inventaire inédit, sur un même plan dynamique, offrant ainsi une illustration des aspirations de la société portugaise après la révolution. Les photographies, sans signature ni légende, apparaissent dans le livre sans la moindre référence chronologique ou géographique. Cela permet d’élargir ce territoire d’images « qui couvrait le Portugal entier dans ces mois révolutionnaires ». Comme l’écrit Sérgio Guimarães :

« Le peuple a exprimé ce qui était considéré comme tabou et interdit. Cette soif de liberté a transposé les richesses picturales et créatives sur les murs des villes. […] Qu’il s’agisse de simples expressions partisanes, ou qu’elles transmettent de véritables témoignages d’une région ou d’une communauté, ces inscriptions murales font partie des plus beaux événements de la révolution des Œillets. »

Cet ouvrage indique comment les peintures murales se sont transformées en outils d’intervention. Il tisse les liens de notre mémoire historique, en réaffirmant l’expression artistique dans l’espace urbain, phénomène que l’on retrouve en Angola et au Mozambique lors des scènes de liesse, après la proclamation d’indépendance.

Sérgio Guimarães (dir.), As Paredes na revolução (première de couverture), Lisbonne, Mil Dias, 1978. photo © Dinis Santos