Le rôle des amateurs dans l'art japonais 

Un texte de Yasuhiro Satô

Si dans la plupart des cas, ce sont les experts qui créent l’art, des amateurs ont également été impliqués dans l’art de diverses manières. Lorsque nous nous intéressons à l’art du passé ou à l’art d’autres pays, nous projetons notre propre vision en tant qu’amateurs, entourés par des images contemporaines. Laissez-moi vous faire découvrir l’art japonais sous l’angle du rôle de l’amateur.

L’histoire de l’art au Japon commence à la période Jomon, qui a duré environ 10 000 ans à partir du 11e siècle avant J.-C. Le terre bol, utilisé pour la cuisson et le stockage des aliments, était décorée de motifs tels que des cordes et des dessins comme des coquillages et des serpents, créant une forme qui cherchait « quelque chose de plus que le simple usage pratique ». En outre, des figurines en argile, des sculptures représentant le corps humain, alliant abstraction et figuration, ont également été réalisées. Il existe de nombreux exemples de ces deux types d’activités qui fascinent nos contemporains.

La période Jomon n’a probablement pas connu le genre de ségrégation professionnelle qui aurait permis aux gens de faire de la poterie et des figurines en argile en tant qu’artistes spécialisés. A notre époque, dans les sociétés dites « non modernes », les potiers sont généralement des femmes, on peut ainsi penser que la poterie de Jomon a probablement été fabriquée par des femmes également. Dans les périodes ultérieures, les fabricants d’œuvres d’art élaborées sont devenus presque exclusivement masculins, et ce sont surtout les hommes qui conservent leur nom d’artiste. En revanche, c’est pendant cette longue période que l’importance des femmes en tant qu’amatrice s’est développée.

La statue de Yakushi Nyorai (temple Jingoji, à Kyoto), réalisée à la fin du 8ème siècle, est basée sur le style des statues bouddhistes sculptées sur bois apportées à Nara par les sculpteurs bouddhistes de la dynastie Tang au milieu du 8ème siècle. Elle s’éloigne du naturel de la statue originale, notamment l’expression horrible et le vêtement profondément sculpté, gardant la matérialité du bois et mettant en évidence la puissance abstraite de la forme elle-même.

Cette statue de Bouddha n’est probablement pas sans rapport avec la pratique des moines bouddhistes de la fin du VIIIe siècle, qui allaient dans les montagnes pour pratiquer l’ascèse, sculptant des figures de Bouddha sur du bois et utilisant le bois pour sculpter des images de Bouddha. Il est probable que les moines qui pratiquaient l’ascétisme de montagne croyaient que les esprits habitaient dans les arbres, et que les moines bouddhistes professionnels partageaient leur animisme, ce qui a conduit à la création de ces statues qui embrassaient le style avant-gardiste de la dynastie Tang tout en transmettant une sensibilité autochtone. Si l’on y pense de cette manière, l’unicité de la statue de Yakushi Nyorai debout dans le temple Jingoji est probablement due en partie au fait qu’un spécialiste a adopté le modelage d’un amateur.

la-statue-de-yakushi-nyorai-temple-jingoji-a-kyoto
La statue de Yakushi Nyorai (temple Jingoji, à Kyoto) @ Temple Jingoji

Dans la Chine du XIe siècle, les intellectuels ont commencé à se prétendre amateurs, tout en possédant une éducation approfondie et un excellent caractère. Les peintures qu’ils produisaient en tant qu’hommes de lettre, avaient plus de valeur que les œuvres des artistes peintres professionnels.

Les intellectuels ont inventé un système de valeurs en leur faveur, disant qu’il était plus important d’exprimer la spiritualité du peintre que la ressemblance avec l’objet réel. Comme ce sont ces littéraires qui dominent le discours, cette vision pervertie de la peinture, qui prétend que les peintures « littéraires » sont supérieures aux œuvres des artistes peintres professionnels, devient dès lors le courant dominant de la théorie de la peinture en Chine (du 14e au 17e siècle, il y eu ainsi beaucoup d’excellents peintres littéraires de grande habileté).

Au Japon, cette théorie ne s’est développée que tardivement, au XVIIIe siècle. Avant et après cette période, ce sont principalement des artistes peintres professionnels qui ont produit des tableaux. Le rôle des amateurs dans l’art japonais est quelque peu différent : le Dit du Genji, écrit par Murasaki Shikibu au début du 11e siècle, a produit de nombreux tableaux, mais l’œuvre la plus ancienne et la plus remarquable sont les Rouleaux illustrés du Dit du Genji (Musée Goto, Musée d’art Tokugawa), qui date des années 1140.

Les visages des hommes et des femmes aristocrates représentés sur ces rouleaux ont tous des yeux qui semblent avoir été dessinés en ligne droite et des nez qui se courbent en forme de crochet, sans presque aucune expression ni caractère. Cette technique trouve probablement son origine dans la manière de peindre que les dames de la cour avaient mise au point pendant leur temps libre. Un peintre professionnel masculin a ensuite affiné cette technique à un degré de sophistication extrêmement élevé. Si vous regardez de près, vous verrez que les yeux ne sont pas seulement dessinés d’uneseule ligne, mais qu’ils sont superposés en de nombreuses lignes fines et ce sont les petites pupilles qui animent les expressions subtiles des personnages.

Les amateurs ne peuvent produire de l’art naïf que s’ils le produisent eux-mêmes. Toutefois, ils peuvent demander à un spécialiste de le fabriquer pour eux et de l’utiliser.

Au XIIe siècle, les aristocrates faisaient faire de magnifiques statues, peintures et pièces d’artisanats bouddhistes pour leurs temples, mais ils dépensaient aussi beaucoup d’argent pour la production d’objets décoratifs, d’ornements et de costumes, ainsi que pour les cérémonies et les rituels où ils les utilisaient. Un seigneur de guerre, Sasaki Doyo (1296?-1373), en 1366, fit construire un vase en laiton de plus de trois mètres de haut sous un immense cerisier et réalisa une formidable installation de fleurs naturelles et d’arbres en guise de composition florale.

Si les commissaires qui ont décoré et admiré les œuvres d’art avaient des connaissances et un sens esthétique, ils pouvaient collaborer avec des experts pour créer des monuments qui définiraient une nouvelle ère.
Parmi les exemples de ces monuments, on peut citer la salle du Phénix du temple de Byodo-in, achevée en 1053, et le Tenshu (bâtiment principal) du château d’Azuchi, achevé en 1579 (ce dernier a été détruit par un incendie).

Même s’ils n’ont pas construit de structures aussi énormes, les shoguns des XIVe et XVe siècles ont créé des espaces pour montrer leur puissance et leur goût en décorant les salons de leurs bâtiments de réunion avec de précieuses calligraphies, peintures et objets chinois.

Aux XVIe et XVIIe siècles, lorsque la coutume de boire du thé matcha s’est répandue et que son importance en tant que rituel social s’est accru, le maître de thé Sen no Rikyu (1522-1591) a délibérément conçu sa maison de thé, de manière ingénieuse, pour qu’elle ressemble à un ermitage de campagne, et Furuta Oribe (1543-1615) a fait fabriquer ses bols à thé, au Japon, qui paraissaient plus rustiques que la poterie chinoise mais qui étaient séduisants pour leurs formes déformées et leurs décorations simples.

Ce genre de mouvement de rébellion contre la beauté académique s’est produit à plusieurs reprises dans l’histoire et, à chaque fois, on peut dire que les amateurs y ont joué un rôle majeur.

Dans certains cas, comme dans les sculptures d’Enku (1632-1695) et les peintures de Hakuin (1685-1768), les moines eux-mêmes ont dépassé les compétences techniques pour exprimer la sainteté, et les peintures zen de Hakuin ont influencé les peintres professionnels de Kyoto.

dit-du-genji_2
Trésor national "Les Rouleaux illustrés du Dit du Genji" (Maison d'édition, Chuokoron Bijutsu Shuppan, 2009), Musée d'art Tokugawa et Musée d'art Goto, éd. (photo @ Seiji Shirono)

Du XVIIe au XIXe siècle, des marchands et des paysans économiquement puissants ont développé le marché de la peinture, tant sur le plan sociétal que régional.

Afin de répondre à cette demande, outre les artistes peintres professionnels traditionnels, des peintres de formation amateur sont apparus dans les villes.

C’était le cas pour la plupart des peintres Ukiyo-e d’Edo, et ceux qui étaient actifs dans les cercles artistiques de Kyoto et d’Osaka, qui étaient généralement des gens issus des milieux des marchands, des fermiers ou des familles de samouraï.
Ils étaient sensibles aux besoins des clients qui achetaient leurs peintures et leurs gravures, et ils étaient actifs dans l’introduction de nouvelles modes.
Les beautés et les acteurs populaires de théâtre ont continué à être les principaux sujets des estampes ukiyo-e, mais la façon de les dépeindre a rapidement changé avec le temps.
Les méthodes de perspective linéaire et d’ombrage développées en Europe ont été progressivement et habilement utilisées pour produire des impressions de paysages comme celles de Katsushika Hokusai (1760-1849).
Cependant, ces techniques n’étaient pas toujours utilisées pour reproduire fidèlement le sujet, mais plutôt pour amuser le spectateur amateur, par exemple en appliquant des ombres à l’occidentale uniquement sur le visage d’un fantôme flottant dans le noir pour souligner son existence dans une autre dimension.

En 2018, furent exposés, au Petit Palais, les peintures : « Triade de Buddha » (Temple Shokokuji) et « Le Royaume Coloré des Êtres Vivants » (« Dôshoku saie « , Agence de la Maison Impériale, San-no-Maru Shozoukan). Ce sont les œuvres du peintre Ito Jakuchu (1716-1800). Jakuchu, dans ces tableaux, a dépeint les différentes formes du monde, avec le Bouddha au centre, et semble avoir eu l’intention de commémorer son père qui était mort prématurément.

En effet, Jakuchu, lui aussi issu d’un milieu marchand, qui a grandi dans le marché de produits frais du centre de Kyoto. Ses 33 tableaux ont été donnés au temple Shokokuji, et ils ont été exposés au temple un certain jour chaque année et ouverts au public.

Jakuchu était certes un peintre professionnel, mais sa famille étant déjà riche, il pouvait se consacrer à ses créations personnelles en utilisant des matériaux coûteux, sans se soucier du prix de ses œuvres.

Comme il avait prévu dès le départ de faire don de l’œuvre « Le Royaume » au temple Shokokuji, il essaya de l’exécuter de manière à ce qu’elle ne soit pas seulement satisfaisant pour lui, mais qu’elle séduise aussi les citoyens ordinaires de Kyoto.

En d’autres termes, il est probable qu’il a peint cette série de tableaux à la fois en tant que peintre et en tant qu’amateur. D’ailleurs, à l’époque, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Kyoto vivait une période de malaise à cause d’une lutte acharnée apparue entre les différents marchés aux légumes, due au développement économique. Au moment où le progrès créait de l’anxiété et où le rapport à la nature se perdait, l’artiste, à travers la représentation magnifique d’animaux et de plantes de toutes sortes dans son tableau, voulait peut-être guérir le cœur des gens.

Trésor national "Les Rouleaux illustrés du Dit du Genji" (Maison d'édition, Chuokoron Bijutsu Shuppan, 2009), Musée d'art Tokugawa et Musée d'art Goto, éd. (photo @ Seiji Shirono)