Déplacements, une exposition d’œuvres récentes de Mario García Torres

Déplacements, une exposition d’œuvres récentes de Mario García Torres dans les grands appartements du château de Fontainebleau

Mario García Torres [né en 1975 à Monclova, Mexique] s’est fait connaître internationalement pour des œuvres qui réactivent, questionnent et déplacent des moments de l’histoire de l’art des années 1960-1970, en particulier ceux de la naissance des différentes tendances de l’art conceptuel. Il propose ainsi une véritable histoire de l’art, qui ne passe cependant pas par le discours et l’analyse à distance, mais par des œuvres, c’est-à-dire un engagement concret. La dimension poétique et critique de ses œuvres peut également se manifester dans des objets moins historiquement situés.

La récente série de tableaux intitulée Spoiled Paintings [Peintures gâchées] est volontairement non datée, comme pour indiquer qu’elle aurait pu être exécutée à un moment non assignable avec précision. On pourrait cependant, selon la logique fictionnelle que la série suggère, situer cette date à l’une de ces périodes où l’on déclara la fin de la peinture, notamment lorsqu’émergea l’art conceptuel.
Il ne s’agit pas d’une reprise ni d’une répétition, mais plutôt d’une série d’événements artistiques qui auraient pu, qui auraient dû se produire. Cette série est en effet constituée de tableaux de dimensions moyennes, préparés pour être peints (d’une ou plusieurs formes ou figures, peut-on imaginer) mais laissés blancs. Des empreintes de doigt se sont fixées sur leurs bords supérieurs. Elles font images, renvoyant plus à des manipulations fortuites qui auraient irrémédiablement sali la toile qu’à des gestes autographes, dont l’expressionnisme serait pour ainsi dire de basse intensité (low-fi).

À l’occasion du festival de l’histoire de l’art, quatre tableaux de cette série ont été choisis et accrochés dans deux pièces des appartements de Napoléon Ier au château de Fontainebleau, prenant la place d’estampes décoratives sans qualités artistiques particulières. Ces pièces – le passage des Bains et le salon des Aides de camp – sont distinctes des salons d’apparat, ce sont des pièces d’attente ou de passage.

Les milliers de visiteurs et de visiteuses qui les parcourent chaque jour remarquent à peine le mobilier et les images de la fin du XVIIIe siècle et du début du XIXe qui s’y trouvent placés, dans un souci de vraisemblance pour que ces pièces aient l’air de ce qu’elles étaient lorsque l’empereur et l’impératrice y passaient. Les œuvres de Mario García Torres qui s’y insèrent, sans attirer spectaculairement l’attention, font entrer dans ces pièces un principe d’incertitude qui est le propre du contemporain. Ce sont des œuvres en attente, dont on ne sait tout à fait si elles sont effectivement des « œuvres gâchées », comme l’indique leur titre, ou des images d’œuvres qui auraient été gâchées et dont cette caractéristique constitue spécifiquement la beauté et l’articité. De par sa répétition, le geste y apparaît cependant comme volontaire et non pas fortuit, une modalité de ces traces minimales d’intervention sur une toile monochrome dont le modernisme a donné tant d’exemples : des pliages « achromes » de Piero Manzoni aux bombages de Martin Barré, par exemple. Mais avec toute l’ambivalence de la personnalisation dépersonnalisée que constituent les empreintes digitales, dont rien ne prouve qu’elles soient bien celles de l’artiste, et non celles d’un assistant ou bien d’une personne
quelconque qui passait par là.

En 1965, Ad Reinhardt déclarait : « The painting leaves the studio as a purist, abstract, non-objective object of art, returns as a record of
everyday (surrealist, expressionist) experience (“chance” spots, defacements, hand-markings, accident—‘happenings, » scratches), and is
repainted, restored into a new painting painted in the same old way (negotiating the negation of art), again and again, over and over again, until it is just ‘right’ again. » Avec Mario García Torres, les peintures quittent l’atelier déjà tachées – mais c’est leur condition pour toujours, leur forme très particulière de pureté qui est une manière de négocier d’emblée leur rapport au monde, en se l’incorporant.