Veerle Thielemans, directrice scientifique du festival de l’histoire de l’art, s’entretient avec David Millerou, chef du service de l’action pédagogique du château de Fontainebleau, pour évoquer la programmation culturelle du festival, qui aura lieu du 2 au 4 juin 2023, avec pour thème le climat et pays invité la Belgique.
Veerle Thielemans – Le thème du climat est particulièrement intéressant à traiter par les équipes de la médiation culturelle du château étant donné son histoire architecturale et son implantation au milieu de la forêt de Fontainebleau. Est-ce que vous pouvez nous dire un peu plus de ce lien étroit entre patrimoine artistique et naturel à Fontainebleau ?
David Millerou – Encore une fois, le thème du festival permettra de redécouvrir ce monument exceptionnel sous un nouvel angle. Le sujet du climat se révèle en effet passionnant. En 1642 déjà, le père Pierre Dan, auteur du Trésor des Merveilles de la Maison Royale de Fontainebleau réfléchissait à la question. Il prenait la plume pour riposter contre ceux qui accusaient Fontainebleau d’être un lieu où « les bruines et les autres injures du ciel font jouer toute leur malice » ; il s’attaquait par la même occasion à ceux qui « accusent Fontainebleau d’excès de chaleur en l’été ». Faisant l’éloge du climat bellifontain, le religieux louait la faible humidité, la fraîcheur et la sècheresse d’un air qu’il qualifiait de « sain et gracieux » entre tous.
Comme on le voit, la question du climat se pose depuis longtemps à Fontainebleau ! Cette édition sera l’occasion de présenter, par un programme de visites guidées nombreuses, les problématiques climatiques concernant le château et son histoire. La sensibilisation à l’architecture y aura toute son importance : la dimension « utopique » de Fontainebleau réside dans le désir de François Ier, au XVIe siècle, d’implanter en France des formes, des styles, mais aussi un nouvel « art d’habiter » provenant prioritairement d’Italie. Par sa volonté de créer une « nouvelle Rome » dans une forêt propice à la vie en plein air, le roi multiplia loggias, balcons et belvédères ouvrant sur des jardins où furent acclimatées des essences comme les pins maritimes en provenance du sud-ouest de la France ou des orangers. « L’utopie » fut rapidement rattrapée par la réalité du site et de son climat : par exemple, la grande loggia ouverte, qui devait être surmontée d’un toit-terrasse, fut rapidement refermée par le successeur de François Ier pour devenir une salle de Bal dotée d’une immense cheminée ! Quant aux superbes fresques qui en ornent les parois, elles ne cessèrent de se dégrader au fil des siècles pour des raisons climatiques : les infiltrations des eaux de pluie entraînèrent la cristallisation de sels qui endommagèrent les enduits. N’en déplaise au père Dan, la « Nouvelle Rome » prenait l’eau : pour cela, restaurer les ensembles de fresques est à Fontainebleau, depuis la Renaissance, un travail de Sisyphe sans cesse remis sur le métier. C’est le cas aujourd’hui avec la restauration des fresques de la porte Dorée.
Concernant ce lien entre patrimoine artistique et naturel, nombreux sont les acteurs culturels qui, de Barbizon à Avon et de Fontainebleau à Grez-sur-Loing, vont nous accompagner dans la présentation de l’environnement qui a fait la réputation de Fontainebleau et de son pays. La spécificité des paysages forestiers qui entourent le château a joué un rôle majeur dans la longévité d’occupation du lieu par les souverains et la fortune des foyers artistiques qui s’y sont développés. Les artistes trouvaient, dans ce carrefour climatique si spécifique, enrichi d’influences atlantiques, méditerranéennes et continentales, une variété de paysages qui évoquaient tant les montagnes des Alpes que, parfois, les déserts sablonneux du Sahara. Ce site naturel devenait le lieu de tous les lieux où les réels s’hybridaient pour former un ailleurs imaginaire, propice à l’évasion. Quant à l’air sec, davantage limpide que l’air des villes et moins chargé de particules, il fut apprécié par les artistes pour la précision qu’il donnait aux couleurs. Ainsi, d’un foyer artistique à l’autre, la forêt fut érigée au XIXe siècle en « muse » de l’École de Barbizon. Et c’est la démarche artistique de ces peintres du paysage qui fut à l’origine d’un proto-écologisme de préservation de la forêt en obtenant, dès 1837, l’annulation de coupes de vieux arbres. Fontainebleau fut ainsi le site de la première protection au monde de la nature : un lieu où la nature devint, en miroir des beautés artistiques du château, un patrimoine à conserver. Et cela, par le regard des peintres, des poètes et des écrivains ! On le voit : l’art et la conscience environnementale ont marché historiquement main dans la main. Notre enjeu sera, par la mise en place d’ateliers de peinture et de sculpture pour le jeune public durant tout le week-end du festival, de faire comprendre que cette éducation au regard et au geste artistique accompagne « naturellement » la sensibilisation à l’environnement.
Veerle Thielemans – Le changement climatique pose certainement un grand défi aux conservateurs et aux responsables des parcs et jardins du Château. Est-ce que le festival sera l’occasion pour le public d’entrer dans les coulisses du musée et d’en savoir plus des chantiers qui sont menés actuellement pour sauvegarder ce patrimoine d’exception ?
David Millerou – C’est en effet un immense défi de l’avenir. Rappelons tout d’abord que Fontainebleau, par la longévité de son histoire, n’en est pas à son premier changement climatique. Le règne de Louis XIV, par exemple, s’était joué sous le soleil froid d’un petit âge glaciaire, malgré le rôle du Printemps que le jeune roi-soleil dansa en 1661 sur l’allée de Maintenon dans le Ballet des Saisons de Lully. Nous raconterons durant le festival l’histoire du rapport des sociétés anciennes au froid, celle des cheminées et des poêles, de l’isolation des lieux, des murs tendus de tentures, de tapisseries, de textiles riches et épais, au cours de visites dans les Grands et Petits appartements.
Nous n’en resterons pas là bien entendu et nous parlerons des défis du présent et de l’avenir en faisant entrer les festivaliers dans ce que vous nommez à juste titre les « coulisses » de nos réflexions. Le festival sera l’occasion de faire réfléchir les visiteurs sur les enjeux de notre temps en présentant l’histoire des choix et des adaptations face au changement climatique. Comment conserver durablement un si vaste ensemble patrimonial tant décoratif que paysager et vivant ? Ce sont bien entendu les jardins qui seront à l’honneur dans cette sensibilisation : ces compositions historiques, que nous sommes habitués à contempler comme des tableaux vivants et changeants, mais immuables dans leurs formes, sont bien entendu appelés à se transformer dans les décennies à venir. Nous aurons à nous habituer, à rebours de l’idée que nous nous faisons de jardins historiques impeccablement tirés au cordeau, à voir des zones traitées de manière plus naturelle. Il faut, aujourd’hui, se projeter dans les paysages de l’avenir pour en accepter les inévitables transformations. Les défis sont nombreux : il faudra, dans les années à venir, lutter plus durablement contre la prolifération de parasites dans les jardins, le dépérissement des végétaux consécutifs au stress hydrique, la modification de la nature hydrogéologique des sols
La conservation de ces ensembles paysagers est aussi celle des savoir-faire de nos jardiniers d’art, acteurs déterminants de cette adaptation aux problématiques actuelles. Sans la transmission de ce savoir humain aux générations futures, aucune conservation des lieux n’est envisageable. C’est justement pour mettre à l’honneur leur travail qu’une exposition d’art contemporain, Grandeur nature, créée en partenariat avec le Musée de la Chasse et de la Nature, se tiendra dans un jardin Anglais plus resplendissant que jamais.
Veerle Thielemans – Cette exposition de sculptures contemporaines Grandeur nature sera présentée dans le jardin Anglais de mai à septembre. Sera-t-il question aussi des enjeux écologiques qui nous concernent tous aujourd’hui ?
David Millerou – C’est l’objectif même de cette exposition qui sera une grande première pour le château. Elle permettra, par des installations artistiques, de redécouvrir le jardin, de sensibiliser les visiteurs à ce patrimoine paysager moins connu et au travail remarquable de nos jardiniers d’art. Les usagers du site savent que la forme actuelle du jardin Anglais est celle qui a été arrêtée au début du XIXe siècle : elle témoigne de l’illusion rousseauiste, chère aux romantiques, d’un retour à la Nature qui est encore le nôtre. On aime à contempler cette Nature de toute notre hauteur, comme perchés sur une vertigineuse chaise d’arbitre qui sera dressée dans le jardin à la manière d’une vigie : au-delà même de l’art topiaire qui représente classiquement cette maîtrise de l’humain sur le végétal, certaines essences seront apprêtées telles des chevelures à bigoudis, tandis que des piercings géants serviront aux arbres « remarquables » à se reconnaître entre eux et à se distinguer du commun.
Comme vous le comprenez, l’exposition nous interrogera sur la place que cherchent à se faire les sociétés humaines dans un environnement donné. Elle dévoilera la fragilité de la Nature, les coulisses d’une mythologie qui évolue à nos époques de mutations très rapides. Les menaces écologiques seront ainsi mises en scène dans de nombreuses œuvres, liées notamment à l’univers substantiel de l’eau : une ronde d’ailerons de requins parcourra la pelouse marécageuse du jardin de l’étang, spectre d’un danger qui pointe, tandis qu’une fleur totémique d’aluminium, au sein d’un bosquet enchanteur, prendra l’aspect d’un calice-déversoir semblant pleurer une disparition annoncée. Sans trop en dire pour réserver la surprise, les visiteurs rencontreront, dans la vingtaine d’installations artistiques du jardin, une nouvelle fontaine de grès émaillé qui prendra place sur un socle vide, dotée d’un aspect baroque insolite par sa profusion et superposition de formes de poissons. Cette fontaine sans eau sera-t-elle une ode joyeuse ou une alerte sur la pénurie d’eau ? La « Fontaine Belle Eau » pourrait-elle un jour s’assécher ? Dernière petite révélation : une œuvre d’un artiste belge, en hommage au pays invité du festival, formera une seconde fabrique sur l’étang : une installation sur radeau, dont le public découvrira l’aspect en forme de clin d’œil, évoquera le phénomène de la montée des eaux !
Veerle Thielemans – En honneur au pays invité, un parcours de visite sera organisé autour des œuvres de peintres et décorateurs des « Provinces-Unies », ancien nom d’une partie du territoire devenu la Belgique. Quelle place leur est donnée dans une collection qui est avant tout consacrée aux artistes italiens et français ?
David Millerou – Quelle passionnante histoire que celle de Fontainebleau et de ces riches territoires artistiques appelés à devenir la Belgique ! Nous commencerons cette histoire avec le plus considérable gantois de l’Histoire, l’empereur Charles Quint, qui fut reçu avec faste à Fontainebleau le jour de Noël 1539 par son rival François Ier.
Il est vrai qu’on a tendance à ne voir en Fontainebleau que l’Italie. Et pourtant, le château fut un carrefour artistique de la Renaissance où se rencontrèrent autant les Italiens que les Flamands : la place de ces derniers dans le foyer de création bellifontain est majeure et sera présentée au long du parcours de visite par les points-paroles des étudiants de l’École du Louvre. À commencer par le portrait du roi de la Renaissance François Ier par l’atelier de Joos Van Cleve, qui nous livre une image sans idéalisation du souverain, dont on reconnaît sans peine les traits, les premières marques de l’âge et le long nez. Nous évoquerons bien sûr Ambroise Dubois, né en Anvers, qui a réalisé pour Henri IV les superbes cycles de Théagène et Chariclée, ainsi que de Tancrède et Clorinde. C’est pour cette raison que nous ouvrirons exceptionnellement, à l’occasion du festival, la méconnue « galerie des peintures » où sont conservés de nombreux chefs-d’œuvre : le public pourra par exemple découvrir la superbe « fuite d’Enée » de l’inévitable Pierre Paul Rubens ou une vue du port d’Anvers par Pieter Bout.
Pour cette édition du festival, le musée Napoléon Ier, reconfiguré en 2018 selon le prisme « La France et l’Europe sous l’œil et dans la main de l’Empereur », entend bien évoquer aussi les départements belges incorporés à la France de 1795 à 1814. Des œuvres acquises ces dernières années seront présentées pour la première fois au public, au gré du parcours du musée Napoléon Ier. Elles rendront compte de la floraison des talents et de l’extraordinaire vitalité de la vie artistique belge. Un tableau de Joannes-Josephus Vervloet, répondant à un concours organisé par la Société d’encouragement des Beaux-Arts d’Anvers en 1816, présente le cabaret de la « Belle-Alliance », dressé sur la plaine de Waterloo, près de Bruxelles. On y voit l’intérieur de cette ancienne ferme, rare bâtiment qui ne fut pas détruit par le feu des armes, rassemblant une dame et un officier anglais écoutant avec attention et intérêt le témoignage d’un vieillard. La « Belle-Alliance » attira en effet dès 1816, dans le sillage de Walter Scott, des touristes anglais venus écouter les récits de témoins ou acheter des dépouilles d’armes françaises glanées sur le champ de bataille devenu un lieu de mémoire européen. C’est cette pittoresque scène de genre dans la tradition de la peinture flamande que les visiteurs du festival pourront par exemple venir découvrir pour la première fois.
Veerle Thielemans, directrice scientifique du festival
David Millerou, chef du service de l’action pédagogique du château de Fontainebleau