Derrière la porte, derrière l’image

L’exposition Derrière la porte, présentée dans les salles du château à l’occasion du FHA22, est le fruit d’un travail réalisé par des élèves de primaire avec l’artiste-photographe Claire Tenu dans le cadre d’un projet d’éducation artistique et culturelle. Veerle Thielemans, directrice scientifique du festival, s’est entretenue avec David Millerou, chef du service pédagogique du château de Fontainebleau et Claire Tenu pour comprendre la genèse de ce beau projet.

Veerle Thielemans : Ce projet fait partie d’une série d’initiatives du service pédagogique du château de Fontainebleau pour collaborer de manière très étroite avec des écoliers, collégiens et lycéens de la région. Quelles sont les missions principales de ce type de programme ? Pourquoi avoir fait appel à l’artiste Claire Tenu pour mener un atelier de photographie dans ce cadre ?

David Millerou : L’éducation artistique et culturelle a fait ses preuves depuis des années et le château monte de nombreux projets de cet ordre qui courent sur l’ensemble de l’année scolaire, mettant en contact des classes d’élèves et des artistes professionnels : chacun de ces projets aboutit à une restitution publique sous diverses formes, et le festival est un écrin particulièrement stimulant pour ce genre de démarche. La rencontre d’artistes et d’élèves est une expérience originale de partage des lieux et de la culture qui permet aux enfants d’entrer avec beaucoup plus de facilité dans l’histoire de l’art. Le processus mobilise leur créativité, leur sensibilité et leur émotion, les ouvre au questionnement des lieux et de ses richesses artistiques, et donc à l’acquisition de connaissances ancrées et durables. D’autre part, les enfants sont des visiteurs du festival et du château tout à fait particuliers. S’ils viennent en nombre durant les trois jours de l’événement, ils représentent un public du château moins connu, qu’il est essentiel de ne pas négliger. Ces jeunes visiteurs s’aventurent, chaque jour, dans un lieu aussi inactuel, décalé et fascinant qu’un château royal aux trésors artistiques sibyllins : mais quelle est leur relation à un monument et à des œuvres qui aiguisent de toute évidence leur imagination et suscitent leur curiosité ?

Nous avons eu la volonté de créer, pour l’édition 2021 du festival, un projet explorant par la photographie leur rapport au lieu, que nous avons dû reporter en 2022 pour cause de pandémie. Nous connaissions le travail de Claire Tenu. Il y a plusieurs années, « Abris et clairières », un projet mené avec des classes du territoire en forêt, en partenariat avec le Musée de peintres de Barbizon, nous avait séduit. Le travail artistique de Claire, d’immense qualité et nourri d’une riche pensée esthétique, explorait déjà ce lien entre la photographie de paysage et la projection dessinée des enfants, questionnant la nature de l’image en les combinant dans de très belles compositions à portée onirique. De plus, l’attention et l’écoute que Claire porte aux élèves était un atout : il ne s’agissait pas « d’animer » un atelier, mais de faire découvrir aux enfants une pensée et un processus de création artistique qui alimentait, en retour, le travail et les réflexions mêmes de l’artiste.

En faisant visiter librement le château à Claire, il y a deux ans, celle-ci s’est rendue compte qu’une grande partie de l’expérience de visite de Fontainebleau reposait sur le lourd trousseau de clés que nous manipulons sans cesse et qui sert à déverrouiller les portes pour emprunter des chemins de traverse, des escaliers de service, à travers l’armature invisible du décor. L’idée du projet s’est naturellement imposée : il fallait ouvrir des portes. Nous avons pensé qu’inciter les enfants à franchir les frontières et les seuils du château, d’en pousser le plus de portes possibles, nous permettrait d’en savoir davantage sur ce « qu’entrer dans un château » pouvait signifier pour eux. En les laissant s’exprimer sur ce qu’ils imaginaient « derrière les portes », il s’agissait de découvrir leur expérience « intérieure » du lieu. Cette question taraude autant les enfants que les adultes. L’interrogation récurrente des visiteurs de tous âges, propre à l’aspect sinueux d’une demeure royale comme Fontainebleau, concerne la « transparence » de celle-ci, l’articulation complexe entre l’intérieur et l’extérieur, mais aussi l’imaginaire que suscitent les portes scellées qui scandent le circuit de visite, les escaliers dérobés, les perspectives de degrés vers les étages, tel un décor de Piranèse. Cette idée sembla à Claire un point de départ stimulant pour les enfants, et donc encourageant pour la réussite du projet : sensibles à ce genre de défi renouant avec l’imaginaire de Barbe-Bleue et de ses portes mystérieusement interdites, les enfants deviendraient, pour le reste des visiteurs, les explorateurs de cette « part invisible » et inconnue du château.

Veerle Thielemans : L’expérience quotidienne des jeunes aujourd’hui est remplie d’images de toutes sortes. Les discussions sur les réseaux sociaux se passent par l’échange de photos, les informations événementielles circulent sous forme d’images digitales qui ne sont regardées que quelques secondes. Comment ce projet, par son temps long, engage leur expérience autrement ? Quelles ont été les différentes étapes dans lesquels les élèves ont été impliqués ?

Claire Tenu : L’hypothèse principale de ce projet était d’interroger une double frontière : l’une, intérieure, entre ce qui est donné à voir dans le parcours « normal » de visite du château – appartements royaux ou impériaux, salles d’apparat, etc. – et ce qui reste invisible à la majorité des visiteurs, derrière des portes – en particulier les espaces de circulation des domestiques, qui constitue une sorte de doublure du château, ou encore des appartements qui permettaient précisément aux reines de se soustraire aux regards – ; l’autre frontière, extérieure, entre le château et la forêt, au fil de l’eau qui structure le dessin des jardins.
Lors de la toute première séance de travail en novembre, en classe, je leur ai demandé de dessiner l’image qu’ils avaient du château, celle qui leur venait à l’esprit spontanément. Parmi les écoliers d’Avon, qui avaient, à l’exception d’un seul, déjà eu l’occasion de visiter le château, et souvent à plusieurs reprises, la moitié dessina « l’entrée » du château, avec l’escalier en fer à cheval, et d’autres s’attachèrent à représenter des espaces spécifiques des jardins. À Achères, en zone rurale, à quinze kilomètres de Fontainebleau de l’autre côté de la forêt, les élèves connaissaient moins bien le site, et leurs dessins évoquaient davantage l’imagerie d’un château en général. Mais dans les deux cas, la récurrence de grilles ou de murs entourant le château laissait entrevoir qu’il n’était pas si évident d’y entrer.
Lors de la première venue au château en décembre, après avoir effectué une visite avec une guide, chaque élève a choisi une porte visible lors du parcours, mais fermée, devant laquelle il est ensuite retourné pour dessiner ce qu’il imaginait derrière cette porte. En février, David a ouvert les portes, et les élèves par petits groupes ont découvert et photographié en noir et blanc en argentique ce qu’il y avait derrière « leur » porte, ce qui a donné lieu à toute sorte de réactions, de la déception (de tomber sur un mur, ou encore de ne pas être surpris) à l’excitation de découvrir des salles exceptionnelles. À la séance suivante, en classe, avant qu’ils ne voient leurs photographies, ils ont dessiné de mémoire ce qu’il y avait derrière la porte. J’ai ensuite installé un petit laboratoire de tirage argentique dans chacune des écoles, et nous avons expérimenté sous l’agrandisseur la superposition des photographies et des dessins pour tenter de trouver des formes à cette relation entre leur imagination et la réalité enregistrée avec l’appareil photo.

David Millerou : Il est vrai que le château est, pour chaque personne qui décide de le découvrir, un lieu où l’on espère une rencontre entre le réel et l’imaginaire. Les enfants sont généralement sensibles à l’imaginaire des palais, des rois, des reines, qui ont des échos profonds avec l’univers des contes. Cependant, comme l’évoque Claire, la déception de l’ouverture des portes a pu être au rendez-vous, ce qu’elle avait anticipé en amont comme un ressort artistique intéressant, voire essentiel. En effet, il est commun de penser, malgré la richesse exubérante des décors déjà présentés dans le circuit de visite, que les merveilles artistiques les plus précieuses sont forcément « cachées », voire gardées au secret dans des pièces retirées (il est toujours étonnant d’entendre des personnes imaginer qu’au Louvre, la Joconde présentée au public n’est qu’une copie et que la vraie est en réserve). Les enfants ont globalement pensé l’au-delà des portes comme des continuations des salles dans lesquelles ils se trouvaient. Ils ont dessiné des espaces regorgeant de tableaux, de sculptures, de salons richement ornés d’œuvres d’art, voire, dans une veine plus fantastique, de passages secrets emmenant vers des lacs souterrains, un peu comme dans Le Fantôme de l’Opéra. Ils ont parfois été surpris que ces portes ne s’ouvrent que sur des réduits, de petits escaliers sans éclairage, ou même sur un robinet d’incendie armé assurant la protection de l’édifice, dans un retour à la réalité d’un monument et à la vie d’un musée.

Claire Tenu : À l’extérieur, les élèves ont arpenté les jardins à partir de représentations existantes de différentes époques (tableaux, gravures, plans, cartes postales anciennes), en suivant l’écoulement de l’eau depuis la source dans le jardin anglais (à l’origine de la légende de l’implantation du château) au canal prolongeant le grand parterre de Le Nôtre. Ils ont photographié librement ces lieux, parfois en cherchant à reconduire les points de vue des documents iconographiques historiques, percevant ainsi quelques évolutions du site. Là encore, de retour en classe, grâce au temps de latence permis par la photographie argentique entre la prise de vue et le développement de la pellicule, je leur ai demandé de dessiner ce qu’ils pensaient avoir photographié, cadré.
Par ces aller-retours entre dessin et photographie, j’espère que le processus de travail auquel j’ai invité les élèves pendant six mois leur a permis de faire l’expérience d’une possible épaisseur de l’image et de la représentation : ouvrir des portes, explorer les seuils du château, revenait aussi à entrer dans l’image, et en cela à explorer le temps et l’espace.

Veerle Thielemans : Comment le château, témoin d’un passé qui n’est plus, a pu jouer dans cette relation ?

Claire Tenu : Il y a au château une salle nommée la galerie des assiettes, aménagée sous Louis-Philippe. Les 128 assiettes commandées à la manufacture de Sèvres et engoncées dans des boiseries de style néo-renaissance illustrent à merveille la théorie d’Hermann Broch sur la naissance du kitsch au XIXème siècle, autant qu’elles résonnent d’un comique écho au mot de Victor Hugo sur Louis-Philippe : « Le roi actuel a une grande quantité de petites qualités. » De par son caractère un peu absurde, mais aussi parce que la majorité de ces assiettes représente des vues du château et de la forêt, je souhaitais que les élèves portent leur attention à cette salle. En compagnie d’Anne-Sophie Vernon, médiatrice culturelle, ils ont essayé de supposer pourquoi ces vues avaient été peintes sur des assiettes, ont chacun choisi et dessiné une assiette (pour qu’ils passent du temps à la regarder), puis nous leur avons suggéré d’imaginer quelle assiette il faudrait réaliser au XXIe siècle.
Des axes prégnants émergèrent de leurs réponses : au présent, le château est un patrimoine en perpétuels travaux (en particulier l’escalier en fer à cheval, recouvert d’un échafaudage durant tout le temps du projet), où les ouvriers de chantiers de restauration, les équipes de tournage de films, les touristes en bateau sur les plans d’eau du jardin, sans oublier les classes d’élèves menant un projet artistique, fourmillent à la place des paisibles promeneurs en calèche avec ombrelle du XIXe siècle. Certains pensèrent même à faire une assiette de la galerie des assiettes. Mais d’autres élèves prirent aussi le XXIe comme un futur plus ou moins proche et une élaboration collective donna lieu à des projets d’assiettes mettant en scène des scénarios catastrophe : en 2026, l’obélisque, qui est en fait une fontaine, est petit à petit envahie et bloquée par des déchets et finit par exploser ; en 2027, un tsunami submerge le château et le recouvre d’une vague de déchets ; en 2111, le château est un parc d’attractions dénommé Aqua-Wars, ses façades sont recouvertes d’écrans géants de télévision et agrémentées de nombreux et vertigineux toboggans de piscine, payants bien sûr (plus c’est haut, plus c’est cher) ; en 3027, le fantôme de François Ier flotte au-dessus du château en ruines tandis que celui de Napoléon Ier se perd dans les passages secrets.
Il fut stupéfiant d’observer comment des enfants de dix ans, confronté de manière a priori anodine à de banales représentations de paysages des années 1840, furent renvoyés à l’impossibilité d’imaginer le genre du paysage aujourd’hui autrement que comme représentation d’un environnement pollué. Initialement, j’étais enthousiaste mais aussi dubitative sur la possibilité de travailler dans ce château qui me semblait quelque peu momifié, déconnecté des préoccupations du monde, à la fois beau et exaspérant. Mais une partie de ce projet manifeste qu’il est possible de parler du monde actuel depuis un lieu du passé, et peut-être même précisément parce que « le passé est mort pour toujours » comme le dit l’historien d’art Federico Zeri à propos d’éléments devenus incompréhensibles et de connotations, de sens, perdus à jamais dans les œuvres d’art anciennes (Derrière l’image).

David Millerou : Comme le rappelle Claire, le château n’est pas une enclave extraterritoriale des siècles passés, figé dans le temps. L’histoire ne s’arrête pas à ses grilles. En tant que lieu ouvert au public, il est en dialogue constant avec le visiteur d’aujourd’hui, ses références et sa culture, et il est forcément lu et commenté avec un regard contemporain, que ce soit un regard érudit d’historien de l’art ou celui de jeunes visiteurs découvrant tout de son histoire. Les élèves le ressentent intuitivement : le château fait entièrement partie de leur époque et est donc menacé par les mêmes problèmes sociétaux que le reste du monde. Au contraire même, il est peut-être un des lieux par excellence, justement par l’illusion qu’il entretient d’un domaine « inactuel » à l’écart de la corrosion et de l’accélération du temps, où les problématiques contemporaines sont visibles avec le plus d’éclat, et où ils projettent d’autant plus les risques de déséquilibre et de dérèglement (écologiques, socio-économiques, culturels etc…) qu’ils semblent percevoir comme le « mouvement » inéluctable de leur époque. Le château, ils l’ont compris, est un marqueur du temps, y compris du leur. Quant à l’idée que le « passé est mort pour toujours », c’est un peu à nuancer. Si les élèves projettent dans ce lieu un avenir menacé par la souillure de la pollution et les catastrophes engendrées par les phénomènes climatiques, le transformant même en parc d’attraction futuriste d’une civilisation du loisir où l’histoire et la culture auraient définitivement disparu, leur dernière image de 3027 convoque les fantômes de François Ier et de Napoléon qui, insubmersibles dans un monde « périssable et déjà péri » (Pascal), continuent à hanter le lieu. Il semble bien que, pour eux, le passé n’a pas encore dit son dernier mot.