De l’artiste et de l’animal

Cette trace passante m’a débordé
Et je sais depuis longtemps que l’animal me déborde

Serge Ritman

Miguel Branco est un artiste lisboète représenté en France depuis 2011 par la Galerie Jeanne Bucher Jaeger à Paris, rue de Saintonge où il montre régulièrement son travail. En 2016-2017, il fut invité au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris. Là, il a élu domicile dans les hôtels Guénégaud et de Mongelas réunis où sont conservées les collections permanentes du musée, associant des œuvres d’art (peintures, sculptures, objets d’art, …) avec des animaux naturalisés. Miguel Branco s’est alors installé commodément dans les différentes pièces et les 60 œuvres qu’il a exposées dialoguèrent avec celles déjà en place. Il s’est introduit subrepticement dans le milieu qui cherche à réfléchir sur les rapports qu’entretiennent l’homme et l’animal.

Aujourd’hui c’est dans le domaine du Château de Fontainebleau qu’il va habiter en laissant une trace, des empreintes de son passage. Il va se fixer dans le jardin de Diane, la galerie des Cerfs et la bibliothèque privée de Napoléon Ier. Dans ces trois endroits, l’artiste présente ses œuvres en connexion avec les œuvres du passé déjà en place qui sont pour lui une source d’inspiration : par leur communication ensemble, elles ouvrent mutuellement de nouvelles strates de signification, non seulement pour les œuvres permanentes sur lesquelles les pièces de Miguel Branco rebondissent, ricochent mais aussi pour celles de l’artiste invité car elles reflètent, à leur tour, dans leur apparence, la présence des autres présentes, locataires du lieu. C’est la première piste pour comprendre son travail, le lien étroit qu’il entretient avec les œuvres de l’histoire de l’art. L’autre voie de passage est celle empruntée par les animaux. « Les animaux continûment nous invitent, et le long de cette invitation portent des lignes de pensée qui agissent par liaisons ou séquences, comme des lianes ou des chemins », nous dit Jean-Christophe Bailly (Bailly, 2013 : 9-10) et les animaux qui habitent le monde laissent des traces et des empreintes invisibles ou plutôt secrètes, dissimulées dans le milieu, furtives et énigmatiques. Les traces qu’ils laissent sont autant d’indices de leur passage si l’on prend le temps de les découvrir sans chercher forcément à les interpréter. Ces marques d’une présence discrète qui a eu lieu tracent alors des sentes pour entrevoir brièvement le monde des animaux. Dans son travail, Miguel Branco convie les animaux, suit leurs traces, apprécie leur silence, approche leur commune présence et cherche à introduire les spectateurs de ses œuvres dans un monde plus apaisé où l’animal n’est plus l’étranger.

Miguel Branco, Sans Titre, 2010 Bronze peint, 51x74x25cm. Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne. Photo : Droits réservés

Baptiste Morizot rappelle comment Claude Levi-Strauss déplorait la difficulté, voire l’impossibilité des humains à communiquer avec les autres espèces avec lesquelles pourtant ils partagent la terre (Morizot, 2018 : 27). L’anthropologue qui suggéra que les récits mythiques étaient une porte d’entrée pour comprendre les structures fondamentales qui sous-tendent les sociétés se demande comment peut-on définir le mythe, l’un des thèmes majeurs de son œuvre ? : 

« Si vous interrogez un Indien américain, il y aurait de fortes chances qu’il réponde : une histoire du temps où les hommes et les animaux n’étaient pas encore distincts. (…) aucune situation ne paraît plus tragique, plus offensante pour le cœur et l’esprit, que celle d’une humanité qui coexiste avec d’autres espèces vivantes sur une terre dont elles partagent la jouissance, et avec lesquelles elle ne peut communiquer. » (Levi-Strauss, 1988 : 193)

Ceci est vrai des autres cultures étudiées par l’anthropologue, mais n’est-ce pas aussi certain des milieux, des mondes peuplés par les animaux ?

Aujourd’hui cependant des voix cherchent à se faire entendre pour contrecarrer une tendance fatale. Encore faut-il aller à la rencontre des autres mondes, pénétrer sans malice ni frayeur mais avec humilité et envie des milieux étrangers avec lesquels on partage la terre, en prenant le temps, en prenant soin d’examiner, de décrire ce que l’on a devant les yeux, en tendant l’oreille aux voix silencieuses qui sourdent dans le bruit du monde, en scrutant mieux les différentes parties du monde pour trouver des pistes qui jusque-là semblaient scellées.

Jacob Von Uexküll (1864-1944) est ce biologiste allemand, philosophe, pionnier de l’éthologie qui a écrit en 1934 un petit livre fort accessible et magnifiquement illustré par son collègue Georg Kriszat. L’ouvrage a pour sous-titre, significativement, Un livre d’images de mondes invisibles (Ein bilderbuch unsichtbarer Welten). Ces « mondes invisibles », ce sont les milieux (Umwelten) propres à chaque espèce vivante, et que les autres espèces – dont la nôtre – ne peuvent percevoir, justement parce que chacune vit dans son propre milieu, même si toutes les espèces vivent pourtant dans un même environnement (Umgebung). Ceci est vrai non seulement pour les différentes espèces, à une époque donnée, mais aussi pour une même espèce à des moments différents. C’est pourquoi il est important d’avoir des passeurs, des biologistes et des ethnologues mais aussi des artistes, des poètes qui nous dévoilent le monde caché des autres avec lesquels nous partageons la terre.

Miguel Branco ne cherche pas à capter le monde animal, ce qui le mettrait en cage, mais il crée des rencontres fragiles, brèves, il trouve avec les animaux des éclairs de pensée qui devraient nous permettre d’accepter joyeusement leur commune présence où visible et caché entretiennent une dialectique féconde, comme le soutient Jean-Christophe Bailly : « Le visible recèle le caché, ils sont inséparables et l’un est la condition de l’autre. Le caché est pour ainsi dire l’intimité du visible, et l’on pourrait dire qu’il est son penchant. » (Bailly, 2013 : 26)

Miguel Branco, Sans Titre, 2010 Bronze peint, 76x107x41cm. Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne. Photo : Jean-Louis Losi

O Veado Branco

Miguel Branco pénètre dans la demeure des souverains français depuis François 1er qui en fit son château favori jusqu’à Napoléon III, demeure entourée d’un parc et voisine de la grande forêt de Fontainebleau.

Dans le jardin de Diane, deux stèles abandonnées côtoient la fontaine de Diane commandée en 1603 par Henri IV avec quatre têtes de cerf et quatre chiens assis en bronze.  Aujourd’hui au centre on a placé la sculpture de Diane à la biche fondue par les frères Keller en 1684. Miguel Branco place une sculpture en bronze d’un cerf noir sur l’une des stèles vides. Sur une autre stèle, une sculpture inspirée par la fontaine dialoguant avec la déesse latine, les cerfs et les limiers, une sculpture récente d’un chien en cours de métamorphose, suggérant Actéon le chasseur audacieux ayant surpris Artémis qui est alors transformé en cerf puis dévoré par ses chiens qui ne l’ont pas reconnu.

Dans la galerie des Cerfs, Miguel Branco place une biche blanche cette fois qui, majestueuse, occupe l’une des extrémités de la longue salle de 74m sur 7m de large. Une biche dorée (cerf doré), plus petite, occupe une vitrine du salon jaune de l’Impératrice. La galerie des Cerfs date du 17e siècle et fut restaurée au Second Empire, elle doit sa dénomination à la présence de 43 têtes de cerfs en plâtres avec des yeux de verre et des bois naturels. Plusieurs copies de statues antiques exécutées par Primatice, peintre de François Ier et maître de l’École de Fontainebleau.

Tout comme le grand Cerf Noir dans la cour du Musée de la Chasse et de la Nature, en 2016, introduisait le visiteur dans l’exposition, les cerfs de Miguel Branco à Fontainebleau appartiennent à une série entamée en 2005. Alors, Miguel Branco réalise de petites pièces en pâte Fimo, une petite Biche blanche gracile, étonnée, debout sur ses pattes, qui regarde le spectateur d’un œil perdu dans le lointain, comme surprise d’être vue. En 2007, Miguel Branco crée la Biche blanche, O Veado Branco. Modelée en pâte Fimo également, blanche et légèrement teintée, mélangée à de petites paillettes iridescentes, la Biche blanche est une sorte de fétiche pour l’artiste puisqu’elle est le départ de la série, l’origine d’une piste dans laquelle il s’introduit et nous engage ensuite à le suivre, à les suivre. Sculptés en bois, moulés en bronze, noirs, blancs, dorés, les biches ou les cerfs sans bois, le regard au loin, habitent un milieu visible mais secret, celui de l’artiste, celui des animaux, celui d’une histoire de l’art.

Les cervidés sont très présents dans les récits, dans les mythes, dans les légendes, dans toutes les cultures, dès la préhistoire. On retrouve des cerfs à Lascaux, il y a 19.000 ans, quatorze fois représentés dont la célèbre frise des Cerfs nageant. Dans la Grotte Chauvet en Ardèche plus anciennement encore, des peintures datées de 31.000 ans avant J.-C. sont les plus anciennes représentations de cerfs. Puis dès l’Antiquité, les cervidés sont reproduits et les peintures les sculptures les représentant sont autant de témoins de l’importance que les anciens accordaient à ces animaux : les statues de biches jumelles du Musée de Naples, la peinture murale dans le triclinium de la Maison des Vettii à Pompéi représentant une séance de sacrifice en l’honneur de la déesse Diane, accompagnée d’un cerf ici aussi sans ses bois, plus près de nous la petite sculpture en bronze de Biche couchée par Antoine-Louis Barye (1795-1875) et aujourd’hui les Cerfs élaphes en genévrier ou en saule de François Lelong, artiste plasticien qui travaille dans et avec le paysage et où l’animal jouit d’une place privilégiée . Toutes ces œuvres sont autant de jalons, de témoins qui assurent de la présence à proximité, furtive, muette et discrète des cervidés. C’est cela que la série de Miguel Branco décrit. Et l’importance conférée à l’animal et en même temps le poids de l’histoire de l’art, de l’histoire tout court, de la poésie. D’autant que dans la mythologie celtique, le cerf, le cerf blanc, le cerf élaphe est un messager de l’autre monde, il incarne alors le passeur entre le monde des vivants et le monde des morts, le pays des dieux et celui des fées. Au Moyen-Âge, la Blanche Biche, le Cerf blanc appartiennent au monde des fées et des magiciens. « Dans les lais bretons, la rencontre puis la traque d’un cerf blanc permet toujours à un chevalier de pénétrer l’Autre Monde et d’y faire la connaissance d’une fée. » (Walter, 2014 : blanc cerf). La fée connaît bien le secret et la clé des liens, des liaisons entre les mondes. Ainsi la Biche blanche de Miguel Branco se métamorphose non seulement en un “cerf décoiffé” qui aurait perdu ses bois à la période de la mue à la fin de l’hiver, elle se transforme aussi, par la matière qui change son apparence sans en changer la forme, et par la couleur. La Blanche Biche, les cerfs sont des passeurs pour rentrer dans le monde imaginaire de l’artiste, et les sculptures sont ainsi un lien essentiel entre l’œuvre, l’histoire de l’art et le spectateur d’aujourd’hui. Et il nous faut regarder les animaux car « les animaux servaient de médiateurs entre l’homme et ses origines parce qu’ils étaient à la fois semblables à lui et différents. Ils venaient de l’autre côté de l’horizon. Il se trouvaient chez eux là-bas et ici. De même, ils étaient tout à la fois mortels et immortels. » (Berger, 2011 : 25) et Baptiste Morizot nous rappelle que nul n’existe sans laisser de trace et que « pister (…) c’est décrypter et interpréter traces et empreintes, pour reconstituer des perspectives animales : enquêter sur ce monde d’indices qui révèlent les habitudes de la faune, sa manière d’habiter parmi nous, entrelacée aux autres. » (Morizot, 2018 : 21)

Miguel Branco, Untitled (After Georges Stubbs) #3, 2010, graphite, fusain, crayon noir et scotch sur papier, 18,7 x 24,5 cm. Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris.-Lisbonne Photo : Droits réservés

Georges Stubbs dans la bibliothèque

La bibliothèque de l’Empereur, située dans les petits appartements, a été conçue sous Napoléon Ier en 1808 dans l’ancien salon des jeux de Louis XVI. Les boiseries et le dessus de porte peints datant de 1786 ont été gardés, un escalier en bois permet d’accéder au premier étage. À l’origine, plus de 5000 ouvrages y étaient conservés principalement sur l’histoire, la géographie et les sciences.

Là se dissimulent les étranges portraits de chevaux que Miguel Branco a réalisés en lien avec les tableaux du peintre anglais du XVIIIe siècle Georges Stubbs (1724-1806), connu à son époque comme Mr Stubbs the horse painter. Passionné d’anatomie dès son plus jeune âge, Georges Stubbs acquiert une parfaite connaissance de la morphologie des chevaux car à partir de 1756 pendant 18 mois, aidé de sa femme, il opère des dissections, fait des expériences sur les chevaux morts. Il comprend ainsi le fonctionnement des articulations, des muscles et dessine des cadavres dans toutes les positions. Il publie ce travail avec des dessins et des gravures à Londres (Ed. J. Purser) en 1766 dans un ouvrage, Anatomy of the horse, dont le titre intégral précise justement le propos : The Anatomy of the horse. Including a particular Description of the Bones, Cartilages, Muscles, Fascias, Ligaments, Nerves, Arteries, Veins, and Glands. Son objectif est bien de comprendre tous les éléments du corps et leurs multiples et savantes interactions. Sa connaissance précise lui permet de réaliser des portraits de chevaux dont le plus célèbre est peut-être Whistlejacket, le cheval de course, étalon alezan aux crins lavés, s’élevant par une levade, appartenant au marquis de Rockingham. Le grand tableau de 3m en largeur est aujourd’hui exposé à la National Gallery de Londres, le portrait du pur-sang « d’une beauté parfaite » est seul sur la toile, sans arrière-plan, sur un fond uniforme coloré, le décor dépouillé laisse l’animal simplement regardé.

Georges Stubbs impulse une influence majeure, à partir des années 1990, sur Miguel Branco qui commence alors ses séries de tableaux inspirés par les peintures, les dessins, les gravures, portraits de chevaux. En éliminant le paysage, le portrait apparaît comme s’il avait été réalisé en studio. Pour Miguel Branco, les portraits de Georges Stubbs suggèrent les prises de vue dans les studios photo, conférant une théâtralité dont il va alors jouer pleinement. Mais c’est surtout l’approche scientifique de Georges Stubbs qui l’anime. Les représentations des différents éléments de l’animal vont lui permettre de reconstruire le corps d’un cheval comme s’il s’agissait d’une machine, d’un dispositif reconstitué pièce à pièce. Le corps fragmenté de l’animal l’anime pour composer un cheval en prenant des images de chevaux différents, en réutilisant des parties extraites des anatomies de Georges Stubbs.

Miguel Branco met ainsi au point un mode opératoire spécifique : dans une première étape, il imprime des images remises à la même échelle, qu’il découpe ensuite. Puis il pratique un collage en rassemblant les fragments. La première série qu’il réalise en 2010, est constituée de 25 “portraits“ de relativement petit format, 20x30cm. À partir du collage, il dessine le cheval au crayon graphite, au fusain de charbon de bois, à la craie blanche, usant aussi de pastels de couleur. Il reprend, en écho sur la feuille, l’opération chirurgicale de l’anatomiste en isolant des zones particulières avec des bandes de scotch qui laissent l’image sous-jacente en réserve. Ainsi sur un même portrait l’opération du dessin classique et l’acte chirurgical se superposent, se combinent, dialoguent. La queue du cheval, cachée par la bande de scotch est illuminée par la clarté du papier en réserve. De même, l’œil blanc du même cheval réalisé par le truchement d’un petit disque de scotch, qui ôté une fois le dessin au fusain finalisé fait resurgir le support blanc. Des reprises subtiles au fusain viennent compléter le dessin et atténuer les frontières, comme pour gommer le processus, comme pour, non pas abuser le spectateur, mais rendre moins apparentes les différentes étapes de réalisation de l’œuvre. Miguel Branco nous dit qu’ici jouent à plein régime les contrastes de matériaux, de techniques et de représentations. Le fusain classique et élégant détonne avec le mode chirurgical, propre et minutieux du découpage et du collage. Il crée ainsi une tension dramatique, écartant le portrait d’une tradition classique pour l’introduire dans le champ de la création contemporaine par une pratique complexe, par un processus opératoire précis, par un mélange de plusieurs techniques.

À partir des années 2010 donc, Miguel Branco entreprit plusieurs séries de portraits de chevaux. De loin, d’un regard trop rapide, son cheval paraît paisible, au repos, bien campé sur ses quatre sabots, la tête légèrement tournée vers le spectateur. Très vite cependant, on s’aperçoit que le calme est un leurre. Un malaise s’installe alors : le cheval a un trou béant sur le flanc droit, des os sont apparents. Le portrait de l’animal n’est pas celui d’un cheval vivant, mais une sorte de reconstitution imaginaire de fragments de cheval, de parties internes, des muscles, des os, des peaux, des poils pour représenter un être en cours de création dans une vision positive ;  cela étant, il s’agit plus vraisemblablement, pour Miguel Branco,  de figurer un corps qui se désagrège, qui se dissout dans l’espace au terme infini de son immobilité, comme les statues de moines méditant,  comme les représentations d’anachorètes qui en ce temps-là peuplaient les déserts, qui sont les éléments d’une autre des séries de l’artiste.

Ses portraits de chevaux sont comme ceux de Georges Stubbs, sans arrière-plan, sans aucun décor apparent. On perçoit toute la polyphonie des portraits qui sont à la fois comme les corps disséqués de Georges Stubbs, reconstruits pour réaliser un animal à part entière, mais n’est-ce pas aussi une intuition de l’artiste laissée sur l’œuvre où en retour, l’animal est dans une phase de déconstruction, de collapse, d’effondrement. Le corps déchiqueté de l’animal est exposé dans un cadre exempt de tout environnement, la mise en scène représente l’animal avec son corps en voie de décomposition, les muscles apparents sur le devant de l’animal, le squelette dévoilé sur les pattes arrière.

Il peint, il dessine aussi avec l’aide de l’ordinateur, il imprime sur papier des chevaux de grandes dimensions. La plupart de ses peintures sur bois sont toutes de petite taille, au plus 25 à 30 cm dans sa plus grande dimension. Des portraits de chevaux peuvent atteindre un mètre sur un mètre et demi (exactement : 97cm de hauteur sur 125 à 150 cm de largeur). Les chevaux sont prêts à la course mais imperceptiblement, le monde inquiet et décomposé de Miguel Branco surgit, le monde au temps aboli, celui où le corps se décompose malgré soi, dans cette longue méditation, celle des moines pénitents ou non, dans le désert, face au temps, comme Samuel Beckett disant : « Je regarde passer le temps et c’est si beau… ». Le cheval de Miguel Branco décharné est encore debout comme son compère mais la chair absente, il laisse découvrir un immense trou sur le flanc, sorte de grotte que l’animal impassible laisse découvrir au spectateur.

Dans la bibliothèque, les dessins au graphite et au charbon de bois sur papier de sept chevaux sont autant de symboles de puissance et de transformation, ils sont suspendus sur les étagères de la bibliothèque et attendent ainsi comme les livres d’être regardés, étudiés, analysés.  

Miguel Branco, Untitled (After Georges Stubbs) #1, 2010, graphite, fusain, crayon noir et scotch sur papier, 18,7 x 24,5 cm. Courtesy Jeanne Bucher Jaeger, Paris-Lisbonne. Photo : Droits réservés

L’air de l’art, l’esprit de l’animal

Miguel Branco généralement ne donne pas à ses œuvres de titre autre que Sem título, c’est-à-dire sans titre avec seulement quelques indications : les dimensions et les matières. C’est pourquoi, Miguel Branco se fond dans les univers qui nous semblent étrangers, celui des œuvres du passé qui ont vécu leur vie d’œuvres et qui poursuivent inexorablement leur périple, génération après génération, comme celles ici de l’École de Fontainebleau ou comme les peintures de Georges Stubbs, mais aussi l’univers animal où des êtres invisibles, la plupart du temps, partagent notre environnement et se métamorphosent. « On pourrait évaluer les animaux comme les passeurs qui, en allant sans cesse d’une trame à l’autre, établissent l’ensemble des choses qui sont en vie comme un tressage infini de visible et de caché » (Bailly, 2013 : 26), pour conjurer l’abominable prédit par Claude Levi-Strauss, constatant la constante appropriation de l’environnement au seul profit de l’homme occidental : « Jamais mieux qu’au terme des quatre derniers siècles de son histoire l’homme occidental ne put-il comprendre qu’en s’arrogeant le droit de séparer radicalement l’humanité de l’animalité, en accordant à l’une tout ce qu’il retirait à l’autre, il ouvrait un cycle maudit, et que la même frontière, constamment reculée, servirait à écarter des hommes d’autres hommes, et à revendiquer, au profit de minorités toujours plus restreintes, le privilège d’un humanisme corrompu aussitôt né,  pour avoir emprunté à l’amour-propre son principe et sa notion. » (Levi-Strauss, 1973 : 53)

Sans vitupérer l’époque, silencieusement, Miguel Branco nous laisse entendre les dangers qui pourraient nous advenir. Sans nostalgie aucune, il rebondit sur l’histoire de l’art. Il nous assure surtout que les animaux peuvent nous guider, car ils guident les artistes qui, à leur tour, nous entraînent alors dans un monde métamorphosé où l’on respire l’air de l’art, un air sans profits, privilèges ou égoïsmes. Les animaux partagent le monde où ils vivent, visibles et cachés.

 

Un texte de Michel Menu, physicien, responsable du département recherche au C2RMF de 2001 à 2021.

 

Références bibliographiques

Bailly Jean-Christophe, Le parti pris des animaux, Paris, Christian Bourgois, 2013.

Berger John, Pourquoi regarder les animaux, (Why look at animals?, 2009), trad. Fr., Héros-Limite, Genève, 2011.

Lévi-Strauss, Anthropologie structurale deux. Paris, Plon, 1973.

Levi-Strauss Claude et Eribon Didier, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988.

Morizot Baptiste, Sur la piste animale, Arles, Actes Sud, 2018.

Ritman Serge, Nos silence animaux, Mers sur Indre, Collodion, 2021.

Von Uexküll Jakob Baron , Kriszat Georg , Milieu animal et milieu humain (Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen. Bedeutungslehre), Berlin, Springer, 1934. Trad. fr. par Charles Martin-Fréville, Paris, Rivages, 2010.

Walter Philippe, Dictionnaire de mythologie arthurienne, Paris, Imago, 2014.


Miguel Branco (1963-) vit et travaille à Lisbonne.

Publication à paraître

Monographie sur son œuvre, illustrant les récentes expositions de Schloss Ambras à Innsbruck, du Musée de la Chasse et de la Nature à Paris et du Château de Fontainebleau, en collaboration avec la Galerie Jeanne Bucher Jaeger.

Expositions personnelles récentes et futures

2022

Château de Fontainebleau (dans le cadre de la 11e édition du Festival d’Histoire de l’art autour du thème de l’animal et avec le Portugal comme pays invité), France, en collaboration avec la Galerie Jeanne Bucher Jaeger.

Musée d’art contemporain (Museu de Arte Contemporânea), Lisbonne, Portugal

Carmona e Costa Foundation (Fundação Carmona e Costa), Lisbonne, Portugal

2016

Black Deer « Résonnances, Enlèvement, Interférences », Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, France, en collaboration avec la Galerie Jeanne Bucher Jaeger.

SPECTRES On Birds, Skulls and Drones, Galerie Jeanne Bucher Jaeger, Paris, France, 2015

The Silence of Animals, Schloss Ambras, Innsbruck en Autriche

Exposition personnelle à la Sala do Veado, Musée National d’Histoire Naturelle, Lisbonne, Portugal

Sombra, Fondation Carmona e Costa, Lisbonne, Portugal