[Extrait du débat « Cinéma, critique, arts visuels : autour de José Ernesto de Sousa (1921-1988) », entre Tiago Afonso, António Contador, Sabrina D. Marques, Isabel Nogueira et Mickaël Robert-Gonçalves, mené par Raquel Schefer, publié dans Perspective : actualité en histoire de l’art, no 1, 2021, p. 61-78.
Traduit du portugais par Thomas Resendes.]
José Ernesto de Sousa aurait eu cent ans en avril 2021. Né à Lisbonne pendant la Première République (1910-1926), en 1921, année de la fondation du Parti communiste portugais et de la « nuit sanglante » (Noite Sangrenta) du 30 septembre – le coup d’État qui préfigure celui de 1926 et les quarante-huit ans de régime fasciste et colonial –, Ernesto de Sousa est l’une des figures les plus complexes et prolifiques de son temps. Artiste interdisciplinaire, essayiste et commissaire d’exposition, opérant dans les champs des arts plastiques, du théâtre, de la photographie et du cinéma, il a aussi mené un important travail pédagogique et critique.
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– Raquel Schefer. À la lumière de vos travaux et tenant compte du parcours théorico-pratique interdisciplinaire de José Ernesto de Sousa – son action dans différents domaines (production artistique, cinématographique et littéraire, commissariat d’exposition, ciné-club, critique et pédagogie, etc.) – quelle place donneriez-vous à la figure de l’artiste dans le panorama des arts portugais de la seconde moitié du XXe siècle ?
– Isabel Nogueira. José Ernesto de Sousa est une figure incontournable de l’art portugais des années 1970 et 1980. Dès 1969, il organise le Meeting as Art Encontro no Guincho et la performance mixte Nós não estamos algures au club de théâtre Primeiro Acto (Algés), s’inspirant de la conférence « A invenção do dia claro » (1921) d’Almada Negreiros. Ces événements sans précédent au Portugal permettent d’expérimenter l’espace de la rencontre comme forme d’art. Tour à tour critique, cinéaste, « opérateur esthétique », journaliste, essayiste, commissaire d’exposition, enseignant, membre de ciné-clubs, Ernesto de Sousa était un catalyseur reliant des personnes et des pratiques artistiques, malgré un parcours éclectique et relativement fragmenté. On peut souligner, entre autres, son activité de commissaire d’exposition, dès 1972. La même année, il se rend à Cassel pour la manifestation historique « Documenta 5 », dirigée par Harald Szeemann, et publie un entretien avec Joseph Beuys dans le journal República. Mais c’est seulement en 1977 qu’il organise l’exposition collective la plus importante de la décennie : « Alternativa zero: tendências polémicas na arte portuguesa contemporânea », représentant le travail d’un groupe néo-avant-gardiste effervescent, dans un pays récemment sorti de la dictature. Regroupant une cinquantaine de participants, cette exposition marque à la fois l’apogée du mouvement néo-avant-gardiste et les prémices du courant post-moderne, caractérisé par l’usage de la citation, de l’ironie et par le caractère référentiel de certains travaux. Indépendamment des formats, des supports ou des concepts, c’est avant tout la recherche d’une relation entre l’art et la vie et le rapport à la modernité qui ont marqué le parcours exemplaire d’Ernesto de Sousa. En d’autres termes, cet artiste incarne une profonde urgence d’être moderne.
– Mickaël Robert-Gonçalves. Dans le cadre de mes recherches doctorales sur le cinéma portugais en Révolution (1974-1982), le nom d’Ernesto de Sousa est d’abord apparu lors de l’étude du mouvement des ciné-clubs au Portugal au début des années 1950, puis à la sortie du film Dom Roberto en 1962. Grâce à l’influence des ciné-clubs, dont il demeure le pionnier au Portugal avec notamment le Círculo do Cinema créé en 1946, il a été le passeur de toute une génération. Lors de notre entrevue en 2011, le cinéaste Alberto Seixas Santos a souligné le rôle des ciné-clubs au Portugal à cette époque :
« Ce mouvement a eu une grande influence, indiscutablement. C’est grâce à cela que nous avons appris à voir le cinéma. La suite logique, c’est que nous avons fini par être dirigeants de ciné-clubs, incitant nos collègues étudiants à rejoindre ce mouvement culturel de premier plan. À mon avis, au Portugal, c’est l’élément le plus important pour comprendre la suite. »
En ayant l’idée d’une coopérative, il est le premier à (ré)affirmer la dimension collective de la création cinématographique qui, quelques années plus tard, a été un élément fondamental du cinéma portugais que j’ai longuement étudié dans ma thèse. Enfin, durant les années 1970, son implication critique et sa pratique interdisciplinaire ont, selon moi, permis d’attirer les regards sur de nouveaux espaces d’expression au Portugal – ce faisant, l’art portugais s’est inscrit plus fortement dans l’ère post-moderne. En cela, Ernesto de Sousa doit être considéré comme un des artistes portugais les plus féconds de la seconde moitié du XXe siècle.
– Tiago Afonso. Ernesto de Sousa a exercé une influence relativement tardive sur mon travail. Je préfère parler de consonances ou de parallèles. Nous avons une influence majeure en commun : l’incontournable Mário Dionísio, dont j’ai étudié le travail et avec qui Ernesto de Sousa dialoguait. Ils avaient tous les deux l’ambition d’atteindre le grand public, de s’adresser à tous. Pour ma part, j’essaie de faire des films qui ne soient pas hermétiques, mais importants, justes et accessibles, même s’ils contiennent plusieurs niveaux de lecture. Comme c’était déjà le cas à l’étranger, Ernesto de Sousa a créé un commissariat d’exposition horizontal au Portugal, entremêlant primitivisme et art moderne. Il a exposé sur un même plan des artisans de Barcelos et des auteurs de l’élite moderniste portugaise. Il a également été l’un des premiers à défendre l’idée que la peinture devait sortir des tableaux et investir les murs publics (les fresques). On a suspecté le film Dom Roberto, qui se rattache autant au néoréalisme italien qu’aux premières œuvres des différentes nouvelles vagues dans le monde, d’être populiste, en raison du choix de Raúl Solnado pour incarner le rôle principal. On l’a accusé d’être en deçà du nouveau cinéma portugais, en termes d’objectifs, avec ce film… Lorsqu’il a été sélectionné au festival de Cannes, la PIDE (Police internationale et de défense de l’État) a retenu Ernesto de Sousa à l’aéroport. Finalement, cette résistance formelle et politique, son éclectisme manifeste et son refus de distinguer entre la forme et le contenu m’ont beaucoup aidé à conserver certaines « certitudes » formelles et déontologiques. Je pense particulièrement au travail avec les communautés les plus fragiles et à certaines thématiques émancipatrices.
L’importance d’Ernesto de Sousa s’est accrue dans la seconde moitié du XXe siècle, grâce à la diffusion et à l’étude de son œuvre d’auteur, de critique, de conservateur et de pédagogue. Le Portugal a reconnu très tardivement sa véritable influence (Dom Roberto demeure une merveille cinématographique encore aujourd’hui méconnue).
– Sabrina D. Marques. Et si le nom d’Ernesto de Sousa était synonyme du mot révolution ? Pour le XXe siècle portugais, son action est sans précédent. Sur un plan pratique et théorique, il pose les bases d’une refondation culturelle et artistique au Portugal, émancipant les normes esthétiques du pays des modèles hermétiques du fascisme. Son insatiable préoccupation s’inscrit dans un héritage vaste et multiforme qui, comme nul autre auparavant, a ouvert sur le monde un pays jusqu’ici replié sur lui-même. Sans la moindre condescendance ou prétention pédagogique, on peut dire que son travail aura des répercussions formatrices pour des générations de chercheurs et d’artistes qui poursuivront ses travaux jusqu’à nos jours.