Le rhinocéros de Dürer : une image iconique(2)

La (grande) fortune d’un faux rhinocéros mais d’une véritable icône

Le succès de l’image de Dürer apparaît clairement lorsqu’on la compare à l’œuvre d’un contemporain, le peintre et graveur d’Augsbourg Hans Burgkmair, qui a également réalisé une gravure sur bois de rhinocéros en 1515, probablement à partir de la même source que Dürer.

Hans Burgkmair l’Ancien, xylographie, 1515, 22,4 x 31,7 cm (feuille), Vienne, Graphische Sammlung Albertina, DG1934/123.

Mais les différences sont importantes : chez Burgkmair, les plis de la peau sont moins stylisés et géométriques, le quadrupède n’a pas de deuxième corne sur le dos, les écailles des pattes se transforment en rides plus naturalistes, les excroissances du corps sont plus irrégulières, ce qui donne au rhinocéros un aspect plus naturel, mais moins puissant que dans l’image de Dürer. L’animal porte encore les fers aux pattes, ce qui reflète bien la situation réelle de la présentation du rhinocéros aux visiteurs de Lisbonne. Enfin, Burgkmair n’a pas voulu afficher sa paternité de manière proéminente comme l’a fait Dürer, mais a plutôt inséré ses initiales discrètement dans le coin inférieur droit de l’image. Cependant, l’aspect plus réaliste du rhinocéros de Burgkmair n’a pas réussi à s’imposer dans le canon. Aujourd’hui, on n’en connaît qu’une seule impression, conservée à l’Albertina de Vienne, ce qui permet de supposer qu’elle n’a jamais fait l’objet d’une édition plus importante.

Atelier d’Albrecht Altdorfer, décoration à la plume sur l’exemplaire de l’empereur Maximilien des Heures, Augsbourg, Schonsperger, 1513, Besançon, Bibliothèque municipale, 67633, f. 191.

L’image de Dürer était déjà très estimée par les contemporains – un dessin à la plume illustrant le Livre d’Heures de l’Empereur Maximilien, réalisé peu après, s’en inspire mais aussi par les générations suivantes, comme en témoignent les éditions et le grand nombre d’impressions conservées : quatre à cinq mille impressions de cette image ont probablement été vendues du vivant de l’artiste, entre 12.000 et 15.000 feuilles tirées à partir de la matrice originale et au moins huit éditions réalisées jusqu’au début du XVIIe siècle, quand le bois a dû s’abimer à jamais. Les contextes dans lesquels le rhinocéros de Dürer a été reçu éclairent les différentes manières dont son image a été comprise. D’une part, elle était conçue comme une reproduction fidèle d’un rhinocéros vivant, ce que suggère la notion d’Abconderfet dans la lettre de l’estampe, version allemande de l’expression latine « imago contrafacta » par laquelle une image était identifiée comme reproduction authentique d’un original absent, que ce soit d’après nature ou sur la base d’une source fiable, souvent une autre image, mais d’autre part comme une méditation sur les modes de représentation de la nature par l’imprimé.

Les réimpressions et adaptations du rhinocéros de Dürer – bien qu’elles véhiculent une réalité fort éloignée du réel – se multiplient dans les manuels de zoologie et les encyclopédies, façonnant la perception européenne de l’apparence de cet animal. Dans les Historiae animalium (1551) de Conrad Gesner, le premier traité zoologique moderne, une copie à plus petite échelle d’après Dürer est explicitement qualifiée d’« ad vivum », et dans la Cosmographiae (1544) de Sebastian Münster, la première description scientifique du monde en langue allemande, on en trouve également une reproduction. La copie pleine page – quoique quelque peu schématique – de la gravure sur bois Les réimpressions et adaptations du rhinocéros de Dürer – bien qu’elles véhiculent une réalité fort éloignée du réel – se multiplient dans les manuels de zoologie et les encyclopédies, façonnant la perception européenne de l’apparence de cet animal. Dans les Historiae animalium (1551) de Conrad Gesner, le premier traité zoologique moderne, une copie à plus petite échelle d’après Dürer est explicitement qualifiée d’« ad vivum », et dans la Cosmographiae (1544) de Sebastian Münster, la première description scientifique du monde en langue allemande, on en trouve également une reproduction. La copie pleine page – quoique quelque peu schématique – de la gravure sur bois a été remplacée par une représentation plus petite et plus sophistiquée dans la première édition latine de 1550, réalisée par le xylographe strasbourgeois David Kandel.

Conrad Gesner, Historiae animalium, lib. I.[-V.], Zurich, C. Froschauer, 1551, I, p. 953, © Courtesy of The Linda Hall Library of Science, Engineering & Technology, Kansas City, Missouri.
Sebastian Münster, Cosmographei oder beschreibung aller länder, herrschafften, fürnemsten stetten, geschichte[n], gebreüchen, hantierungen etc., Bâle, Heinrich Petri, 1544, Bâle, Universitätbibliothek, UBH EU I 55, f. GG4r
Sebastian Münster, Cosmographiae uniuersalis Lib. VI, Bâle, Heinrich Petri, 1550, Bâle, Universitätbibliothek, UBH EV II 1, p. 1086

Même si à partir du XVIIIe siècle une image plus réaliste de l’animal sera diffusée et se substituera à celle de Dürer, jusque vers la fin des années 1930, l’estampe de Dürer apparaît encore dans les manuels scolaires allemands comme la représentation fidèle d’un rhinocéros – en allemand, d’ailleurs, le rhinocéros indien est toujours appelé le Panzernashorn, le « rhinocéros blindé ».

 

Parallèlement à cette réception dans un contexte scientifique, le rhinocéros de Dürer a également été perçu et estimé très tôt comme une œuvre d’art. C’est ce que suggère une feuille d’Enea Vico, l’un des graveurs italiens les plus importants de son époque, qui a copié l’image de Dürer sur cuivre, technique utilisée pour la reproduction des œuvres d’art. Sur ces feuilles, il a noté par écrit le nom du créateur de la composition, avec le rhinocéros, mais il a laissé de côté le monogramme de Dürer et a placé ses propres initiales sous la guirlande avec le titre de l’image

Enea Vico, gravure en taille douce, 1542 (changé en 1548) 26 x 36 cm, New York, Metropolitan Museum, 49.97.356.
– Joseph Boillot, Nouveaux Pourtraitz et figures de termes pour user en l’architecture, Langres, Johann des Prey, 1592, Paris, Bibliothèque de l’INHA, Collections Jacques Doucet, 4 EST 421, ff. A4v-A5r

Vers 1620, l’imprimeur de La Haye Hendrick Hondius, produisit de nouvelles impressions à partir du bloc original – même s’il était de plus en plus usé – qui était désormais pourvu d’une inscription en néerlandais. Dans ce texte, Hondius souligne à nouveau la vraisemblance de l’image, car Dürer a représenté l’animal « sur le vif » (« Albrechtun Durer near t’levden geconterfeyt »).

Impression de la matrice de Dürer par Hendrick Hondius, La Haye, vers 1620, 25, 4 x 30,3 cm (feuille), Londres, British Museum, E,3.166 © The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence.

L’affirmation que l’image est réaliste et exécutée par Dürer, authentifie doublement la fiabilité de la représentation. Peu de temps après, enfin, l’éditeur amstellodamois Williem Janssen acquit le bloc et en tira une édition utilisant une technique d’impression en clair-obscur en trois couleurs différentes

Impression en chiaroscuro de la matrice de Dürer par Williem Janssen, Amsterdam, après 1620, 21, 4 x 30 cm (feuille), Londres, British Museum, 1913, 1015.110 © The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence.

L’apparence plus picturale de l’œuvre est également confirmée par l’omission de toute inscription : cette édition n’avait manifestement pas pour but premier la transmission de connaissances zoologiques, mais plutôt l’amplification de l’effet esthétique et l’ennoblissement artistique de l’œuvre centenaire de Dürer, qui était alors largement connue.   

L’histoire de la création et de la réception du rhinocéros de Dürer, est ainsi celle de la formation et de la mutation de formes d’un « véhicule de l’image » pendant plus de cinq cents ans. Le processus de travail de Dürer à lui seul est passé par de multiples étapes, depuis l’interprétation du récit du témoin oculaire, en passant par les dessins préparatoires, jusqu’à la gravure sur bois achevée, passant de l’apparence naturelle de l’animal à un amalgame fantastique d’animaux et d’armures, d’éléments animaux et anthropomorphes : un rhinocéros en captivité, qui démontre en même temps sa capacité à se défendre. L’estampe du rhinocéros est donc une démonstration complexe de la tension entre l’importance croissante de l’investigation empirique et la démonstration par Dürer de sa virtuosité technique, ses compétences d’artiste comptant autant et plus que l’observation directe. Il en résulte une image iconique qui se fait passer pour une image indicielle, une image qui oscille entre le merveilleux et le littéral, créant en quelque sorte la catégorie oxymorique de l’« index fantastique ». Comme l’a bien fait observer Koerner les gravures de Dürer sont une icône et un indice de lui-même et ses images ont été perçues, comme des mises en scène du talent de leur auteur plus que comme des représentations des sujets qu’elles montrent. À une époque où l’expansion maritime au-delà des frontières de l’Europe commençait en grand, on peut y voir aussi une manifestation du droit du colonisateur à dominer l’Autre, ici incarné dans un animal sauvage et exotique.

                                                                                                                                                                                           

Ilaria Andreoli, coordinatrice scientifique à l’INHA


 

Références bibliographiques :

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