Le rhinocéros de Dürer : une image iconique(1)

Le rhinocéros gravé par Dürer en 1515 a été reproduit si souvent, et de tant de manières durant les cinq siècles écoulés depuis le début de sa réception, qu’on peut parler à son propos d’image icônique. Dürer avait conçu sa gravure sans avoir vu l’animal, mais après la mort de l’artiste des copies de la xylographie originale furent multipliées à l’infini dans des ouvrages scientifiques, imposant comme vérité d’observation une image inventée. Peut-on pour autant soutenir que la gravure de Dürer relèverait du faux ? En raison de sa réception multiforme, elle devrait plutôt être considérée comme un « véhicule de l’image » (Bilderfahrzeug), selon le néologisme qu’Aby Warburg a inventé au début du XXe siècle pour désigner les œuvres d’art qui opèrent une « migration des formes » à travers l’espace et le temps.

Flandres, tapisserie, vers 1550, château de Kronborg (détail)
Manufacture de porcelaine de Chelsea, plat de ménage, vers 1752-56, Londres, British Museum, 64.101.482 © The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence

De longs voyages et une triste fin

En 1514, Alfonso de Albuquerque, gouverneur de l’Inde portugaise, demanda au sultan de Cambay le droit de construire un fort sur l’île de Diu. Le sultan ne donna pas son accord mais renvoya les ambassadeurs portugais avec des cadeaux prestigieux pour leur roi, dont un rhinocéros indien. Leur navire arriva à Lisbonne le 20 mai 1515. Plus que les cargaisons extraordinaires d’épices, ivoires et autres trésors, ce fut sans contexte le débarquement d’Ulysse – nom que les marins portugais auraient donné au rhinocéros -, qui fit la plus forte impression. Destiné à la ménagerie exotique du roi Manuel Ier, fruit de son commerce florissant avec l’Afrique et l’Asie – éléphants, gazelles, antilopes, lions, un singe savant, et une grande collection d’oiseaux africains -, un tel animal n’avait pas été vu en Europe depuis douze siècles. On connaissait son existence par les auteurs anciens, mais il était devenu pour la culture occidentale un mythe, parfois confondu dans les bestiaires avec le légendaire « monoceros » (la licorne).

  Le choc que représenta l’arrivée en occident d’un vrai rhinocéros fut le catalyseur d’une sorte de « Renaissance zoologique » car on identifia immédiatement l’Ulysse de Lisbonne avec le rhinocéros décrit par Strabon dans sa Géographie et par Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle. Savants et curieux accoururent pour examiner la bête et en faire des dessins qui circulèrent en Europe grâce aux échanges intellectuels et commerciaux entre Portugais et Allemands, nombreux à Lisbonne à cette époque. Dès le 13 juillet 1515 paraissait à Rome un court poème du médecin florentin présent à Lisbonne, Giovanni Giacomo Penni, Forma & Natura & Costumi de lo Rinocerothe stato condutto importogallo dal Capitanio de larmata del Re & altre belle cose condutte dalle insule nouamente trouate, décrivant l’arrivée sensationnelle de l’animal, accompagné par une gravure sur bois assez simpliste.

Giovanni Giacomo Penni, Forma & Natura & Costumi de lo Rinocerothe stato condutto importogallo dal Capitanio de larmata del Re & altre belle cose condutte dalle insule nouamente trouate, Rome, Stefano Guillireti, 1515, Seville, Institucion Colombina, 6-3-29 (29)

Un humaniste et imprimeur morave naturalisé portugais, Valentim Fernandes, envoya à des amis une lettre décrivant l’animal, lettre dont le texte original en allemand est perdu mais est connu par une copie en italien conservé à la Bibliothèque nationale centrale de Florence (Codice Strozziano 20, CL-XIII 80).

  Dans les jours qui suivent, le roi fit défiler la bête les rues de Lisbonne. Il organisa même un combat entre le rhinocéros et un de ses jeunes éléphants – l’éléphant étant supposé être son pire ennemi. Peut-être effrayé par une foule bruyante l’éléphant courut se réfugier dans son enclos et le rhinocéros fut déclaré vainqueur. Le roi décida ensuite d’offrir le rhinocéros au pape Léon X, dont l’appui lui était nécessaire pour garantir les droits exclusifs du Portugal dans la colonisation de l’Extrême-Orient comme du Brésil. Parti pour Rome en décembre 1515 le vaisseau fit relâche au début de l’année 1516 au château d’If où le roi de France François Ier voulut le voir. Le navire repartit ensuite pour Rome mais une tempête se leva au large des Cinque Terre, au sud de Gênes. Le bateau fit naufrage devant Porto Venere et le rhinocéros, enchaîné à fond de cale, se noya.

« Rhinoceron 1515 »

  À l’époque de ces événements Albrecht Dürer, à quarante-quatre ans, était un artiste célèbre qui avait montré un intérêt constant pour l’observation de la nature et spécialement des animaux. Plus de sept cents représentations d’animaux apparaissent dans les gravures qui assuraient l’essentiel de la diffusion de son œuvre car, avec un instinct commercial très sûr, Dürer fut l’un des premiers artistes à reconnaître le potentiel d’une technologie qui, grâce au monopole qu’il exerçait sur tous les aspects de la production, du dessin à l’impression et même à la vente, lui assurait un revenu régulier, contrairement à la peinture, plus longue à exécuter et trop dépendante du mécénat.

Parce que la nouvelle de l’arrivée du rhinocéros était toute fraîche, Dürer voulut être le premier artiste à en profiter pour faire un « scoop » en proposant au public à la fois l’image d’une bête jamais vue et une œuvre de la main même de Dürer, authentifiée par son monogramme. Grâce à son art, le cadeau d’un Sultan à un roi et d’un roi à un pape, pouvait, pour le prix d’un bon déjeuner, orner la demeure d’un boulanger ou d’un tailleur.

L’estampe a vraisemblablement été réalisée à partir de documents aujourd’hui disparus : le rapport écrit et le croquis envoyés à Nuremberg par Valentim Fernandes. Dürer convertit les informations du témoin oculaire en un dessin à la plume, titré « Rhinoceron 1515 », aujourd’hui au British Museum, qui présente toutes les caractéristiques d’un rhinocéros indien : corne unique, peau à allure d’armure, queue courte à l’extrémité poilue, pattes trapues. Mais Dürer affirme aussi sa liberté de créateur en empruntant aux représentations usuelles de chiens ou de chevaux les poils dans les oreilles et sous le menton de l’animal, ou en donnant à son rhinocéros l’allure d’une bête pacifique par des yeux très humains. Dürer a même élaboré une véritable chimère en ajoutant sur son dos une dent de narval (que l’on considérait alors comme une corne de licorne), en rendant les plis de la peau du rhinocéros comme les plaques de la carapace d’un crustacé, la peau de ses pattes comme des écailles de reptile ou de pattes d’oiseau, et en dessinant une queue d’éléphant.

Albrecht Dürer, xylographie et caractères typographiques, 1515, 24,8 x 31,7 (feuille), Londres, British Museum, 1895,0122.714 © The Trustees of the British Museum. Shared under a Creative Commons Attribution-NonCommercial-ShareAlike 4.0 International (CC BY-NC-SA 4.0) licence.

Du dessin à la gravure

Lors du transfert sur la matrice de l’estampe d’importantes modifications ont été apportées, qui ont contribué au succès de l’image. Dürer a modifié l’inscription, l’apparence du rhinocéros et la composition d’ensemble, au point qu’on doit considérer sa gravure comme un témoignage sur les modes de représentation de la nature par l’imprimé.

Panofsky observait déjà que Dürer transforma l’animal, à l’allure déjà étrange, en une combinaison d’écailles, de lames et de coquilles qui suggérait au spectateur une sorte d’armure fantastique. Or ces embellissements renvoient au matériel de la production d’estampes – blocs, plaques, outils d’incision et papier. De même, le revêtement extérieur du rhinocéros peut être interprété comme une allusion à sa pratique de la gravure : tout comme la peau évoque le travail du métal, la surface exagérément texturée de l’extérieur de l’animal évoque également la surface hautement texturée des plaques d’impression et des planches de bois. En outre le papier lui-même évoque la texture bosselée de la peau de l’animal à cause gaufrage qui se produit lors de l’impression.

Entre le dessin et l’estampe Dürer apporta une modification importante à l’inscription qui suivait la lettre originale de Lisbonne : « Parce que c’est une telle merveille [Wunder], j’ai dû vous l’envoyer sous cette forme », alors que celle de la gravure sur bois indique : « Il est représenté ici dans sa forme complète ». Cette élision suggère que c’est la gravure elle-même, autant que l’animal, qui est un objet d’émerveillement. Vers la fin de sa vie, Dürer a qualifié de merveilleux (Wunderlich) le don d’habileté artistique dans ses Vier Bücher von menschlicher Proportion : « Un homme peut esquisser quelque chose avec sa plume sur une demi-feuille de papier en un jour, ou le tailler dans un minuscule morceau de bois avec son petit couteau… et ce don est merveilleux». En écrivant ces mots, l’artiste avait sans doute à l’esprit ses propres œuvres, dont le merveilleux rhinocéros.

Associée à l’attestation d’authenticité fournie par l’inscription et la signature de l’artiste, cette forme de représentation a constitué la condition préalable à l’accueil large et durable de l’œuvre, qui reste aujourd’hui encore la représentation la plus célèbre d’un rhinocéros.

 

                                                                                                                                                                                          Ilaria Andreoli, coordinatrice scientifique à l’INHA