« Don’t worry about my dress, oh! » [Ne t’inquiète pas de la façon dont je m’habille]
in Don’t Worry About My Mouth, Oh ! (1977)
Musicien nigérian aujourd’hui mondialement reconnu, Fela Anikulapo-Kuti (1938 – 1997) a su s’imposer dans les années 1970 comme le fondateur de l’afrobeat, style musical puisant à de multiples sources, du free jazz à la soul, des rythmes yoruba au funk. Il s’est aussi illustré comme un des penseurs majeurs du panafricanisme et a fait de sa vie et de son œuvre des armes contre les régimes politiques corrompus.
S’il s’est affirmé dès la fin des années 1960 comme un des musiciens majeurs de la scène nigériane, il est un des seuls à rencontrer un succès important à l’international, et notamment en France où il fait plusieurs tournées à partir des années 1970. Le public est très marqué par le personnage flamboyant qu’il incarne, à la scène comme à la ville. Fela comprend en effet très tôt que son apparence fait partie de son œuvre et de son discours et il construit en même temps son style musical, son discours politique et son image. Dès les premières années de son groupe Africa 70, Fela apparaît dans les tenues que nous lui connaissons aujourd’hui. C’est aussi à cette période qu’il élabore une véritable stratégie politique pour lutter contre le gouvernement, fondant en 1975 le mouvement des Young African Pioneers et signant des tubes comme Zombie, un de ses brûlots les plus cinglants contre le régime nigérian.
Une silhouette méticuleusement construite
Dans l’intimité de la République de Kalakuta, lieu de vie qu’il conçoit comme une enclave affranchie des lois nigérianes, Fela porte généralement un simple slip. Dès qu’il sort de chez lui, il enfile toutefois le même type de tenue que celles qu’il porte sur scène.
La différence entre la vie et la performance artistique devient ainsi ténue, selon une conception à rapprocher de la tradition yoruba dont se réclame Fela, où la musique est intégrée à tous les aspects de la vie (Grass, 1986). Fela arbore donc généralement un ensemble coordonné composé d’une chemise cintrée et rentrée dans un pantalon moulant, de chaussures, parfois complété d’une veste. Couleur, matière, broderies et coupe : rien n’est laissé au hasard et Fela en contrôle tous les aspects. Il choisit les tissus, les envoie à Kano, dans le Nord du Nigeria, pour qu’ils soient brodés, puis les fait assembler par Henry Atem, son tailleur à Ikeja. Soucieux du détail, il fait parvenir des échantillons du tissu à son cordonnier pour que celui-ci lui confectionne des souliers coordonnés sur mesure. Il se crée ainsi une silhouette où chaque élément est signifiant : de ses maquillages à l’argile blanche évoquant la Fela lors d’un shooting à New York en 1986, photographie Waring Abbott/Getty Images relation au monde des ancêtres à son saxophone orné de cauris. Ces petits coquillages originaires de l’océan Indien ont longtemps été utilisés à travers l’ensemble du continent africain comme monnaie, parure ou dans un cadre rituel. Pour les «Comprehensive Shows», les spectacles du samedi soir,
comme pour les tournées internationales, le perfectionnisme de Fela le pousse même à faire tailler des costumes assortis pour tous ses musiciens et toutes ses danseuses.
Singer l’Occident ?
Dans les paroles de sa chanson Gentleman (1973), Fela fustige ses contemporains qui reprennent les éléments du vestiaire de l’Occident : « I no be gentleman at all, no, I be Africa man, original / Africa hot, I like am so / I know what to go wear, but my friend don’t know / He put him socks, he put him shoe / He put him pant, he put him singlet / He put him trouser, he put him shirt / He put him tie, he put him coat / He come cover with him hat » (Je ne suis pas un gentleman, non, je suis un homme africain, original / L’Afrique c’est chaud, et moi aussi / Je sais ce que je dois porter, mais mon ami ne le sait pas / Il met des chaussettes, des chaussures / Un slip, un marcel / Un pantalon, une chemise / Une cravate, un manteau / Il complète sa tenue avec un chapeau).
Comme si le message n’était pas suffisamment clair, la couverture de son album montre un singe affublé d’une veste et d’un pantalon de costume.
Entre détournement et retour aux sources
Pourtant, Fela porte non seulement une chemise et un pantalon, mais la coupe de ceux-ci façonne une silhouette étonnamment proche de celle de James Brown, de Mick Jagger ou de beaucoup d’autres artistes des années 1970 et 1980 du monde entier : les cols pelle à tarte et les pantalons pattes d’éléphant traversent les frontières.
En s’affranchissant des codes du vêtement traditionnel nigérian, Fela se crée un style propre dans une démarche analogue à son inventivité musicale : il s’inspire, détourne et adapte les motifs et formes qui l’inspirent. Ainsi, il arbore des vêtements brodés par des artisans du Nord du Nigeria au savoir-faire reconnu. Ceux-ci intègrent toutefois aux motifs traditionnels yoruba et hausa des formes et des symboles que Fela puise dans les illustrations d’ouvrages comme Black Man of the Nile and His Family, de Ben-Jochannan, ou directement dans le Livre des morts égyptien. La même évocation des hiéroglyphes se retrouve sur les pochettes de certains vinyles de Fela, comme celle de Shuffering and Shmiling (1978) ; elle témoigne de l’intérêt Couverture de l’album Gentleman, 1973 du musicien pour les thèses développées depuis les années 1950 par Cheikh Anta Diop ou George G. M. James autour de l’origine africaine, et plus précisément égyptienne, de la civilisation.
Faire de son corps une arme politique
Si Fela délaisse l’agbada, ce boubou traditionnellement porté par les hommes dans la région yoruba, c’est pour lui préférer des vêtements très ajustés (à tel point qu’il porte toujours sa chemise rentrée dans son pantalon et refuse toute présence de poches sur ce dernier) qui mettent davantage en valeur sa gestuelle sur scène.
Fela pousse d’ailleurs encore plus loin la volonté d’exhiber son corps en se mettant régulièrement torse nu en concert. Son apparence n’est alors plus seulement le support d’une expression artistique, mais devient aussi un relais de son expression politique : les multiples stigmates de ses incarcérations et des violences policières qu’il a subies, qu’il montre sans aucune gêne lors de ses interviews – même sur ses parties les plus intimes –, apparaissent alors au grand jour et viennent compléter le discours contestataire que Fela développe lors de ses performances.
En 2013, lorsque la star de l’afrobeats Burna Boy entre en scène en sous-vêtements lors de la Felabration – le festival en l’honneur de Fela qui se tient tous les ans au New Afrika Shrine, il soulève une vive polémique et s’attire des critiques acerbes de Seun, le plus jeune fils de Fela. Sa démarche peut pourtant se lire comme un hommage plus subtil qu’il n’y paraît : si Fela ne se présentait effectivement jamais sur scène si peu vêtu et s’il ne se déshabillait que dans l’intimité de Kalakuta, il est indéniable que l’image de Fela en slip fait aujourd’hui partie du personnage. Burna Boy s’inspire des idées du maître mais ne se contente pas de l’imiter – il joue avec les codes pour s’en amuser et pour faire comme Fela en son temps : déranger.