Entretien avec Markus Schinwald, invité de la conférence inaugurale du FHA25

Artiste et enseignant à l’Académie nationale des Beaux-Arts de Karlsruhe, Markus Schinwald est l’invité de la conférence inaugurale du FHA25.

Figure majeure de la scène contemporaine, il a représenté l’Autriche à la Biennale de Venise en 2011. Son œuvre, résolument interdisciplinaire, puise dans l’histoire de l’art tout en mobilisant des technologies de pointe. Dans ses créations les plus récentes, il retravaille avec minutie des peintures anciennes pour les réintégrer au sein d’une composition plus large, souvent dominée par des motifs abstraits. Formes verticales, taches colorées ou motifs flous viennent ainsi altérer la visibilité de l’œuvre originale, devenue détail d’un vaste ensemble. Ce procédé interroge la place des images dans notre mémoire collective, en mettant en scène tout à la fois leur surgissement et leur effacement dans le temps.

Sophie Goetzmann, programmatrice scientifique du festival s’est entretenue avec lui afin de mieux comprendre son processus de création et son rapport à l’histoire de l’art.

Sophie Goetzmann : Votre travail se construit dans un dialogue constant avec la peinture du passé. Vos œuvres les plus récentes associent une abstraction inspirée des années 1950 à des toiles plus anciennes, que vous repérez sur des sites de vente aux enchères pour les transformer. Avez-vous des périodes ou des motifs de prédilection qui vous fascinent tout particulièrement dans l’histoire de l’art ? Qu’est- ce qui détermine le choix des toiles que vous allez par la suite réemployer ?

Markus Schinwald : Ces images tiennent lieu d’éloge funèbre. Il s’agit d’une série basée sur l’idée d’une histoire de l’oubli des images, à travers la peinture. Cela paraît malheureusement plus pathétique que je ne le souhaiterais – ce sont des images de deuil. Elles naissent d’idées dont les images s’effacent lentement dans le rétroviseur de notre mémoire collective. Les concepts artistiques changent radicalement selon qu’on les considère du point de vue de leur apparition ou de leur disparition. En ce sens, je ne saurais dire quelle période m’est la plus proche – ce qui m’intéresse, c’est la distance. Mon regard ne cherche pas à saisir, mais à enregistrer. Ce sont les mythes des autres que je décris, et non les miens. J’essaie avec ces images de reconfigurer les distances ; plus la distance est grande, en termes de temps ou de contexte, plus le désir de la réduire s’intensifie. Il faut imaginer les images qui en résultent comme des hybrides : une scène baroque d’une grande violence fusionnée avec l’austérité d’un monochrome, ou un geste expressif entremêlé à une idylle romantique – des mondes visuels que rien ne destinait à se rencontrer, si ce n’est au sein de l’espace neutre du musée où ce rapprochement devient possible.

Sophie Goetzmann : Ce dialogue pictural est aussi un dialogue entre plusieurs époques, entre plusieurs couches de temps que vous faites coexister au sein d’une seule œuvre. Il s’ancre résolument dans notre présent par votre recours aux technologies génératives, grâce auxquelles vous développez vos travaux. S’agit-il pour vous de ressusciter des passés enfouis, à la manière d’un historien ou d’un archéologue ?

Markus Schinwald : Je dirais que ce qui me rapproche des historiens, c’est une sorte de pratique de la résurrection – ou plutôt de la fabrication de zombies, car ce que nous faisons dans notre champ d’activité a peu à voir avec une véritable résurrection. Notre travail n’est pas neutre : il transforme inévitablement la nature du passé. Nous ne nous contentons pas de préserver les corps du passé, nous les fabriquons. L’intelligence artificielle opère de manière comparable – à cette différence près qu’elle traite une matière plus vaste, mais selon une logique algorithmique et non critique. Hélas, la mémoire s’enregistre aujourd’hui sans véritable cadre, et celui qui contrôle les archives du passé contrôle aussi la mémoire de l’avenir. La crise des arts est liée à celle des historiens, elle n’est pas due à un manque d’images intéressantes.

Sophie Goetzmann : Cette année, le thème choisi pour le festival portera sur le « vrai et le faux ». Votre démarche consiste en premier lieu à réaliser un travail de documentation précis sur la technique des œuvres anciennes que vous choisissez de retravailler, ce qui détermine ensuite le choix des couleurs ou du matériel de peinture que vous utiliserez. Vous reconnaissez-vous des familiarités avec les restaurateurs d’œuvre d’art ou les faussaires ? Votre travail joue-t-il avec l’idée de contrefaçon ?

Markus Schinwald : Non, le faux n’est pas directement au cœur de ma démarche. J’ai certes utilisé des reproductions d’œuvres célèbres – que l’on pourrait considérer comme des faux – comme matériau de base, mais la notion de « contrefaçon » me paraît peu féconde pour penser ma pratique.

Une contrefaçon est une copie qui revendique à tort une valeur supérieure, contrairement aux copies qui assument une valeur moindre. Dans ce contexte, la notion de valeur intrinsèque me semble trop vague. En revanche, la restauration joue un rôle essentiel dans mon travail. Avec Jae Soe Park, restaurateur dans mon atelier, nous abordons chaque peinture selon une approche technique issue de la restauration. Nous ne cherchons pas à retrouver l’apparence conforme de l’œuvre, mais à en comprendre le processus de création. Le restaurateur analyse la matière avec la précision d’un traducteur comparant chaque variante d’un mot – une attention aux détails bien différente de notre manière habituelle de lire. J’accorde une grande importance à l’inclusion d’un détail « très proche », propice à un « effet de zoom », à l’opposé des approches qui privilégient la distance ou la simplification. Les historiens, eux aussi, opèrent ce va-et-vient entre détail et ensemble. Il y a une beauté singulière dans cette réduction analytique, propre à leur discipline. Je préfère peindre un tableau abstrait en me plaçant du côté de l’historien ou du restaurateur, plutôt qu’en revendiquant une posture de peintre abstrait.

Sophie Goetzmann : Le Musée des arts décoratifs de Vienne (MAK) vous a récemment invité à œuvrer à la réorganisation de ses collections autour de Vienne 1900. Comment avez-vous conçu ce projet ? Quel est votre regard sur cette période particulièrement importante pour l’histoire de l’art en Autriche ?

Markus Schinwald : L’approche adoptée pour ce projet s’apparente étroitement à mon travail en atelier : dans les deux cas, il s’agit de reconfigurer les relations entre certains éléments.

Au MAK, j’ai choisi de dépasser les liens conventionnels entre les objets et leurs auteurs pour privilégier des thématiques transversales comme le contour, la miniature, l’aplatissement ou encore les utopies de mondes lointains et de corps transformés, telles qu’imaginées dans la science-fiction d’avant-guerre. Explorer la genèse du modernisme viennois et comprendre pourquoi, sous certains aspects, ce mouvement n’a pas donné lieu à une pleine réussite s’est révélé particulièrement stimulant.

L’importance accordée aujourd’hui à cette période dans les musées viennois reflète d’ailleurs, en partie, son développement interrompu — largement entravé, bien sûr, par les deux guerres mondiales. Si les acteurs du modernisme viennois avaient été plus étroitement connectés à l’international (à l’image de Joseph Urban ou Friedrich Kiesler), plus perméables au changement et mieux adaptés aux défis de l’industrialisation, le récit que nous en ferions aujourd’hui serait sans doute plus dynamique, mais peut-être aussi moins lisible.